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Carnets Vanteaux - Il faut lire Body Writing de Mustapha Benfodil !

Carnets Vanteaux - Il faut lire Body Writing de Mustapha Benfodil !

15 février 2022 - par Kamel Abdat 
 - © https://www.franceculture.fr/emissions/le-reveil-culturel/mustapha-benfodil-jai-toujours-travaille-de-maniere-fragmentaire-je-necris-pas-je-construis
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Ecrire un texte engagé

Combien de romans sont publiés chaque année en France, en Algérie et dans le monde ? Combien racontent des histoires, des récits avec une intrigue, des personnages et des psychologies, des lieux communs, des œuvres qui suivent des règles d’écriture consensuelles et normatives. On lit tellement de romans qui ressemblent à tant d’autres, mais qui se vendent bien. Des milliers de séries sont proposées, des films, des mangas, etc. Face aux offres commerciales de séries, de films, de documentaires, d’émissions, en bouquet, en gros, et en exclusivité : On appelle ça l’industrie cinématographique et télévisuelle. On pourrait parler aujourd’hui aussi d’industrie littéraire. Nous achetons nos livres comme nous achetons nos légumes et nos chaussettes, nous les choisissons dans l’énorme fouillis des pubs et des affiches pour les saucisses et les sites de pari. Les livres sont devenus, trop souvent, une marge à nos navigations et à nos divagations sur internet. Nous achetons le mobile le mieux noté et le livre le plus apprécié par les « étoiles » d’Amazon ou de la Fnac. Tout le monde veut vendre et applique des recettes déjà éprouvées pour séduire le lectorat et gagner encore plus. Les romans, les séries, les films, les BD, suivent les modes, celles des apprentis sorciers en lunettes, des vampires incompris et beaux, des terroristes islamistes poilus, des super héros détraqués, etc. La globalisation ne laisse plus place à la particularité, à la folie, à la différence, à l’innovation.

Dans ce paysage mondialisé et unifié, des voix discordantes s’élèvent, des fausses notes délicieuses émergent dans la symphonie universelle de la globalisation. Des artistes de l’ombre, de la marge, sont là pour nous faire encore vibrer par leurs œuvres et leur différence. Parmi ces écrivains, un auteur algérien : Mustapha Benfodil. Un homme engagé et humble, qui écrit différemment, qui se positionne à « la banlieue » de la littérature et des prix littéraires. Mustapha Benfodil est poète, ses œuvres sont de longs poèmes cahoteux et flamboyants.

J’ai choisi de vous parler de son dernier opus, publié en Algérie sous le titre de Body Writing, Vie et mort de Karim Fatimi (1962-2014), puis sous le titre Alger, Journal intense, en France. C’est son roman le plus touchant et le plus tendre. Il y raconte la mort d’un écrivain, Karim Fatimi, alter ego de l’auteur. La vie des deux personnages s’imbrique dans le roman de Fatimi, les dessins de la fille de Benfodil sont repris par Fatimi, les caractéristiques physiques et morales de la femme de Benfodil, sont celles aussi de madame Fatimi. On ne sait plus qui écrit quoi et qui est l’auteur de l’autre. Le roman commence par la mort terrible de Karim Fatimi, son épouse, Mounia, essaie de ranger son bureau, de classifier ses documents, elle écrit sa tristesse, son désarroi après la mort de Karim, et peu à peu elle reconstitue la vie de son mari, à travers des bribes de textes, de tickets de bus, de dessins, de poèmes, d’extraits de textes d’autres auteurs. Elle reconstitue au fil du roman le corps de son défunt mari. Karim revit à travers les textes, il parle après sa mort, il évoque ses rêves brisés, son amour du pays, ses espoirs en la démocratie, ses amours et ses envies. Mounia disparait laissant la place à Karim, elle l’aime et supporte mal le monde sans lui. Elle rit souvent, le déni de sa mort est patent, elle n’arrive pas à conjuguer les verbes au passé, il est toujours vivant et demeure présent dans chaque coin de sa vie et de ses pensées.

Le roman traite de la perte, de la difficulté de faire son deuil, il parle du texte, du palimpseste de la vie de l’homme. Benfodil se confond avec Fatimi, il reprend des textes en arabe dans le texte en français, ceux du poète palestinien, Mahmoud Darwish, il reprend des dessins de Goldorak, des schémas scientifiques, des dessins de sa fille, des mini récits, des allégories, des articles de journaux, des poèmes, etc. On ne lit pas Benfodil comme on lit les autres écrivains, cette lecture est haletante et épuisante. Le roman est fragmentaire, en morceaux, en bribes, en pointillés, il va dans tous les sens. Le fil conducteur est Mounia, sa femme qui écrit, qui de plus en plus, écrit, et se réveille de sa rêverie, elle se rend compte qu’il est vraiment mort. Elle est au début du roman une ombre, un spectre, un scripte qui réécrit la vie de Karim, peu à peu, elle devient elle, elle s’assume, et écrit enfin sur elle-même, elle revit. Elle avait du mal à ranger le bureau de Karim à se débarrasser du moindre ticket de bus, du moindre emballage de paquet de chocolat. Peu à peu, elle range les documents de Karim, elle jette ceux qui sont inutiles, et à la fin, elle arrive enfin à les mettre dans une armoire qu’elle va fermer à clé. Elle ferme à clé l’histoire de Karim, il disparait et elle revit un peu. La mémoire est puissante et cruelle, sa fille, sa mère, le monde, Alger, les étoiles, tout lui rappelle Karim. Et puis la villa hantée, un lieu mythique de la côte algéroise, une construction coloniale inhabitée et à laquelle on attribue de nombreux événements surnaturels et de nombreux suicides. C’est dans ce lieu que Karim est mort, un accident de voiture, chose commune dans ce lieu. Ce lieu glauque est devenu un lieu de recueillement, de nostalgie et d’amour.

Comme le père fondateur Kateb Yacine, Benfodil est un homme engagé, son engagement ne s’arrête pas au bord de sa page ni sur le mur de sa page Facebook. Il est engagé "sincèrement", au quotidien, il a bravé les interdictions du règne de Bouteflika en sortant seul dans la rue et organisant des lectures sauvages de ses textes. La police le cueillait facilement, fruit mûr de la révolution, nectar de folie et de rébellion. Son œuvre est un immense manifeste à la liberté, il a écrit le manifeste du Chekoupisme (1) dans Archéologie du chaos, il a rédigé un autre manifeste dans Body Writing s’attaquant aux dieux des cieux et de la terre, aux tyrans, aux fanatiques, aux gardiens du temple aux "ânetellectuels" donneurs de leçons et à tous les ennemis de la liberté.

Body writing est épuisant, prenant, on ne le lit pas en sirotant un cocktail au bord d’une plage, on le lit face à un miroir, livré aux bavardages du seul (2) et aux grands questionnements du monde. On le lit souvent en groupe, en prenant à témoin Cioran, Schopenhauer, Nietzche, Mahmoud Darwish et Rimbaud. On lit Body Writing au bord du précipice de la vie, en contemplant la mort dans les yeux, en pleurant de rire et en riant de la mort. Ce journal, ce « contre-journal », ce « cahier-charnier », est un bras d’honneur à la mort, une contre-attaque du poète inconnu dans un pays qui n’aime pas lire et qui n’aime pas les écrivains. Body writing s’achève sur d’amers constats et de tendres élucubrations d’un rêveur :

« Tu disais…

Toute la vie pour écrire et toute la mort pour publier

Tu disais que tu écrivais pour faire chialer la mort.

Tu disais je suis un corps-livre. Et chaque pan de ma peau est un chapitre ouvert sur une blessure.

Tu disais : J’écris avec mes tripes faute de talent. Et je publie sur mes nuits.

Tu disais que toute œuvre de création comporte une part de sublime et une part de merde, et que c’est le marché qui décide de la position du « curseur ».

«  Tu disais : je ne veux pas publier, je veux rester dans la banlieue de la littérature, à rêver de gloire au lieu de la maudire en comptant mes royalties et ruminer les piques vénéneuses des critiques.

Tu disais : même la marginalité nous est disputée, la Bohême est un luxe, et Artaud est un vulgaire « statut » sur Facebook ; le marketing a tout récupéré même Nietzche. »

Karim Fatima est mort, mais ses phrases résonnent en écho dans un monde qui s’enferme et qui industrialise la beauté et l’art. Karim Fatimi est mort, Mustapha Benfodil est toujours vivant. Il résiste face à la répression et à l’unicité de la pensée. Il résiste avec des mots dérisoires face aux armes et à la haine. Face à ceux qui font comme les autres. Il est fou ! Les fous résistent et Benfodil en fait partie, poète, troubadour et résistant des temps modernes.


(1) Chekoupi est à l’origine une algue qui se coinçait dans les hélices des chalutiers dans l’Algérois, les pêcheurs disaient alors : « Ya Chekoupi », au fil du temps cette expression est devenue une sorte de juron, d’insulte vulgaire.

(2) Un roman magnifique publié par Mustapha Benfodil, chez Barzakh, Alger, 2003.

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