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Moi, formatrice de FLE pour de véritables guerriers de la vie

Moi, formatrice de FLE pour de véritables guerriers de la vie

La Réunion (France)
21 octobre 2020 - par Erika Irsapoulle 

JOUR 0
Je me rappelle encore comme si c’était hier et pourtant c’était il y a 10 ans.
Je portais une robe à fleurs mauves et de petits talons, pour paraître mon âge, car bien souvent, on pensait que j’avais à peine la vingtaine alors que j’étais plus proche de la trentaine.
Je marche d’un pas long et décidé, prête à conquérir ce monde.
Je consulte le numéro de rue, un bâtiment gris et sobre près d’une rue bruyante. C’est là. Mon rendez-vous se trouve là et peut-être au bout, la clé d’un poste qui correspond ce à pourquoi j’aurais fait mes études de Français Langue Etrangère (car à la base, il ne faut pas se le cacher, qu’on aura tous fait ça, pour pouvoir se donner une raison suffisante pour voyager et aller découvrir ce qui se passe en dehors de ce petit caillou, qu’est l’île de La Réunion).

Je sonne et je découvre une dame qui me reçoit. Charmante, elle m’accueille d’une douce voix, je la suis et je découvre une salle aux murs gris, des affiches et des imagiers de fruits et légumes. Je me dis, intérieurement, que j’y suis et je vois à quoi ressemblera mon lieu de travail (Je crois que j’ai toujours aimé l’école, les tableaux noirs, l’odeur de la craie).
Sans personne. Mais je l’aime déjà.
Elle se présente comme la responsable de formation et me présente un groupe de 5 personnes. Je les regarde avec un sourire figé et leur dit bonjour. Ils me répondent avec un une voix timide et un regard de bienveillance. Ils ne savent pas que mon cœur bat à deux cents à l’heure. J’ai l’impression qu’ils savent que c’est mon premier cours et qu’ils doivent être indulgent avec moi, car c’est ma première fois.
Mon premier jour d’essai où je n’ai pas le droit à l’erreur, car ce job, je sais, par intuition, qu’il est fait pour moi. Hors de ma zone de confort, je me sens toute petite et fragile et vierge de toute expérience. Ayant que pour seul bagage, mon diplôme et mon sourire.

Je tremble en me présentant. Une présentation sommaire, brève et que je pensais efficace.
« Bonjour, je m’appelle Erika. Je serai avec vous les jours à venir. »
Je crois que ce jour-là, j’ai parlé trop vite. Car l’effet escompté n’arriva pas. Et je me demandais s’ils avaient compris. J’ai le cœur qui palpite. Eux, ils sourient les chicots jaunis par le tabac, des carrés blancs ivoire, édentés ; mais toutes les bouches se muent dans un silence, comme si le sourire était la seule forme de communication dont ils disposaient.
La responsable intervient. Elle reformule mes quelques mots. Puis, d’un calme angélique, avec un regard doux, elle leur dit :
« Elle sera votre formatrice, elle remplacera M. ALI aux cours du soir. »
Je la regarde faire. Et je vois qu’ils acquiescent. Je me demande pourquoi ils la comprennent « elle », mais pas moi. Comme si je n’avais pas parlé français.
Et là, une vague de chaleur envahit mon corps ; en mon for intérieur, je me dis que cet essai commence mal. Je bafouille. J’ai du mal à m’ancrer dans cet espace, qui pourtant deviendra le mien, les mois à venir, loin de me douter de ce qui m’attendait dans ce nouveau métier, les plus riches rencontres de ma vie patientaient dans un coin. Attendant d’être découvertes et d’être vécues.

MES PLUS BELLES ANNÉES
Bonjour !
Je crois que tous les enseignants ont un rituel pour commencer leur journée de classe. Et moi, bien sûr j’ai la mienne.
En général, j’arrive très tôt le matin pour ouvrir toutes les salles, laisser entrer la lumière et les rayons du soleil, une sorte de rituel de purification destiné à nettoyer l’espace des ondes négatives qui pourraient être présentes. Et puis, la clim, si nous sommes en été. Faire que la salle soit accueillante, pour ce public qui en général arrive très tôt ou parfois très tard, selon les obligations personnelles. Le centre s’est voulu proche des arrêts de bus pour développer l’autonomie de ces personnes, qui parfois se retrouvent vite perdues, dès le premier jour ; comme Larissa, Brésilienne de 18 ans, qui est arrivée ce jour-là avec une heure trente de retard ou Wei Cheong, chinois de 55 ans, qui s’est retrouvé à un mauvais arrêt de bus, avec comme seul outil de communication, un papier où était griffonné au crayon mon nom et mon numéro de téléphone. Cela m’a incité par la suite à changer l’ordre dans lequel apparaissaient les thèmes dans le programme. Le thème « se déplacer » arriva donc en première place avant celui de la famille. Ce fut un choix vite fait et à contre-courant de ce que j’avais appris durant ma formation universitaire. Mais, au fond de moi, je savais que c’était important de le faire. J’étais un peu cette passerelle entre ce qu’il avait quitté et ce qu’il allait découvrir. Et puis, les conjoints étaient vite dépassés par l’abondance des informations et des devoirs qu’impliquait cette formation linguistique « obligatoire ». J’ai toujours trouvé cela dur alors que la majorité du public semblait accepter cela dans la plus grande résilience et de voir plutôt un cadeau que leur faisait la France. Et aussi que le « tout beau et tout nouveau » de ces couples mixtes était une réalité que je découvris ici.

Une fois passée la porte, les stagiaires sont toujours enthousiastes et les « ça va bien » toujours présents. Chacun est content de se retrouver pour lancer un petit « bonjour », « comment ça va ? » l’apprentissage commence bien au-delà des quatre murs de la salle de classe. Dans la cour intérieure, j’aime bien observer les affinités qui se créent, de façon la plus surprenante qui soit parfois. Il y a la dame Fatouma prenant sous son aile le jeune Liu de 18 ans, cette dame a laissé au pays ces 6 enfants ; ou encore le groupe de ceux qui prennent le même bus ensemble : Vanessa des Philippines, Joséa et Monica de Madagascar, les gourmands Pablo de Mexico city et Mehmet d’Istanbul qui se partagent les goûters typiques de leurs pays respectifs et qui adorent cuisiner. Ainsi, dans ce groupe, se retrouvent des personnes avec des niveaux disparates, certains savent un peu, beaucoup ou pas du tout, mais tous ont une histoire à raconter et elle commence souvent par ce mot passerelle « Bonjour » et « Merci ».

La classe commence, et le deuxième rituel que j’ai, c’est de désigner chaque semaine celui qui sera responsable d’écrire la date au tableau. Tout le monde se prête au jeu et malheur à celui qui oublie, car certains camarades sont là pour rappeler « le responsable » qui doit s’y coller à cette tâche quotidienne et certains sont là pour souffler discrètement si quelqu’un oublie le « r » dans mercredi ou a orthographié jeudi sans le « u ». Certes, les taquineries sont présentes, mais la bienveillance n’est jamais bien loin et cela permet souvent aux autres de se dépasser et de prendre confiance en eux. Une estime de soi qui s’est parfois perdu sur ce long chemin qu’ils ont fait pour arriver jusqu’à leur nouvelle vie. Lors de mes études universitaires, on ne m’a jamais dit qu’il fallait prendre en compte l’histoire, le vécu de chaque apprenant. Mais, le public que j’ai est si particulier que cela coule de source ; je n’ai pas face à moi des apprenants classiques, mais de véritables guerriers de vie : des demandeurs d’asile, des familles qui ont fui leur pays en guerre, des hommes et des femmes à la conquête de l’amour Vrai. Et pour les stagiaires, j’étais surtout celle aigrie ou désillusionnée par l’Amour.

Je m’appelle Nadav et je suis Israélien !
La famille est un des thèmes clés de notre programme. Bien souvent, il met en avant des éléments culturels très intéressants et qui permettent de constater qu’ils ont tous quelque chose en commun : une famille de sang, de cœur. Grâce à une photo que je leur demande de rapporter, j’ai une fenêtre sur leur vie privée : ils sont souvent contents de la partager. Parler des personnes qu’ils veulent, des beaux-parents envahissants ou soucieux du bon fonctionnement du ménage, des visites de la tante un peu trop fréquentes. Des beaux-enfants qui ne les acceptent pas toujours avec bienveillance, mais avec lesquels ils doivent parfois cohabiter. Auprès d’eux, le tabou n’existe pas, et parfois on rigole bien.
Le point sur lequel je trouve important d’insister c’est de préciser qu’ils jouissent des mêmes droits que leur conjoint. Même en étant étranger. Car beaucoup l’ignorent. Arrivant avec le syndrome de « reconnaissance éternelle » des idées « toutes faites » remplissent déjà leur tête. Comme si le passeport « français » confédère à leur belle-famille et conjoint.e une sorte de supériorité naturelle.
En classe, avec le temps, la parole se libère. Comme Chunman ma stagiaire chinoise, qui ne comprend pas «  cette perte » de nom de naissance que connait la femme française à son mariage. Bel exemple de société égalitaire vous me direz ! Cette stagiaire avait pris l’habitude de se présenter sous son nom de naissance et refusait d’utiliser le nom de son mari.
Et les différences auxquelles se heurtent les stagiaires sont nombreuses : relations de voisinage moins fluides, prise en charge de l’éducation réduite aux parents (alors que chez eux c’est souvent tout un village qui éduque) et j’en passe, car des exemples j’en ai beaucoup d’autres.
Mais peu importe les opinions et les croyances familiales qu’ils transportaient, je me sentais investie de cette mission, celle de créer un socle commun à tous, un liant avec nos ressemblances et de montrer qu’au bout de compte ils étaient tous dans le même bateau pour un voyage vers l’intégration.

J’ai mal au ventre !
8h 30 du matin. Je suis en retard. Je file dans mon bureau. Mes stagiaires sont déjà installés, la date est écrite. Les bonnes habitudes sont en place. Tout le monde a un regard de soulagement quand ils me voient arriver. Je lance quelques excuses : accident, trafic..et ils comprennent relativement tous sans m’en vouloir des 30 minutes de cours ratées.
J’allume mon PC puis distribue les exercices de vocabulaire. Aujourd’hui, nous travaillons sur le thème de la santé. Un thème que je trouve essentiel, surtout lorsqu’on sait que beaucoup de femmes tombent enceintes après quelques mois d’installation dans notre île.
J’adore travailler avec des images, cela permet à certains de donner fièrement la réponse, des mots entendus (dits parfois en créole, cela m’amuse beaucoup) au sein de leur famille et pour une autre partie, d’être attentifs au bruit que fait le mot dans la bouche de leur camarade. Je peux dire que c’est l’avantage des classes aux niveaux hétérogènes : il y en a toujours un qui pourra aider l’autre. Stratégie qui marche bien et favorise la coopération en classe ainsi que la solidarité.
Les réponses fusent de toute part et l’ambiance est au jeu. C’est ce que j’aime voir dans ma salle : des étudiants qui s’amusent et qui prennent plaisir. Ce moment leur appartient comme j’aime à répéter.
On répète les mots un à un avec quelques grimaces pour montrer la position des dents ou de la langue. Ils rigolent. Tout le monde sauf un. Et c’est la pause.
Tout le monde sort prendre l’air, on partage son goûter, on rigole de la bêtise d’Albertine, la malgache qui a confondu « menton » et manteau », de Nam, la thaï qui a du mal à sortir le « r » de ventre. Mais toujours avec gentillesse, car ils savent qu’ils sont tous dans la même situation. Personne n’est supérieur à l’autre et tous se respectent.
Je les laisse profiter de leur pause, instant d’intimité où les amitiés se créent et les groupes d’affinité se forment.
Retournant à mon ordi et profitant pour y faire des photocopies, c’est là que je le vois. Dans l’embrasure de la porte, Ravi, mon stagiaire indien. Celui-ci porte un regard que je connais bien. Et c’est d’un pas naturel que je me dirige vers lui, car je sais qu’à ce moment-là, il a besoin d’être écouté, de parler. On s’isole et je vois ses yeux pleins de larmes.
Qu’est-ce qui se passe Ravi ? Ça n’a pas l’air d’aller ?
J’imagine dans ma tête dix mille choses, décès ? Problème de famille en Inde ?
« *Ma femme est allée avec un homme avec plus d’argent que moi ».
Dans ma tête, je me dis, la valeur argent a encore frappé et personne ne peut rien contre ça. Et est-ce réellement le vrai motif ?
Je sors de ma tête, une des nombreuses phrases clichée et banale :
je suis désolée ! Hélas, ce sont des choses qui arrivent, et tu n’es sûrement pas le premier ni le dernier. Ces choses tristes arrivent tous les jours (en France, oui, un mariage sur deux finit en divorce, en suspens dans ma tête).
Le choc des cultures est souvent une réalité à laquelle se heurtent les stagiaires une fois arrivés en France. J’aimerais leur dire que l’amour suffit. Car au fond, tous y croient. A un nouveau départ, une nouvelle vie, une seconde chance que leur offre la vie..
Il me regarde à nouveau, blessé au plus profond de son être. Son égo d’homme (indien ?), son orgueil viennent d’être froissés : un pur affront qui reste inconcevable dans sa propre culture. Je vois dans son regard que des regrets se dessinent, celui d’avoir succombé à la femme occidentale, celle qui lui paraît vénale à l’heure où il me parle.
*Je ne connais pas ma femme, nous avons une petite fille ensemble. Elle a toujours connu ma situation.
Il me tend des documents, un bail contracté à la dernière minute, à son nom.
C’est pour des photocopies.
Par la même occasion, je comprends aussi que sa femme l’a mis dehors, sans état d’âme. Seul avec comme bouée de survie : quelques phrases mal structurées, un vocabulaire basique et l’effondrement de ses propres croyances qui lui assurait qu’un homme ne se fait jamais quitter. Désormais, il devra se débrouiller seul sans personne.
Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas ! Si je peux t’aider ou t’expliquer le remplissage de certains documents, tu sais où je suis. C’est une période qui ne sera pas facile, mais je sais que tu y arriveras.
Il me regarde profondément. Je lui tapote affectueusement l’épaule.
Et je repars vers ma salle, les autres reviennent tout sourire, riant des blagues des camarades. Et je les regarde. Ils sont tellement pleins de vie, heureux maintenant. Et pourtant, ce bonheur est tellement fragile. Les lendemains sont tous différents.
Le « * je mal aux dents » de l’exercice, peut se transformer rapidement en un « *ma tête me fait mal parce que mon mari me tape » lors d’un échange privé.
Je sais que ce ne sera donc pas la dernière fois, qu’ils viendront me voir pour parler ; pour comprendre le fonctionnement de la société qu’ils ont choisi d’intégrer dans la violence, la douceur ou par nécessité économique
Il y a longtemps que j’ai cessé de me demander, si cela faisait partie de mon rôle ; je l’ai intégré à mon métier tout naturellement. Aussi, je sais pertinemment que je ne pourrais pas effacer tous leurs petits bobos, mais je peux être une oreille attentive et avoir un regard exempt de tout jugement.
Eux, ils l’apprécient. Et pour moi, ça en vaut la peine.

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