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Anouar Benmalek

Anouar Benmalek

Le Rapt
20 octobre 2009 - par Arnaud Galy 

Aziz est un cynique. Cet Algérois anodin se croit revenu de tout. Pour vivre ou survivre dans un pays qui a depuis longtemps perdu sa boussole il se réfugie derrière un humour désabusé, une grossièreté forcée et des relations familiales chaotiques. Aziz est comme une autruche, la tête dans le sable pour éviter de voir ce qui l’entoure. Il vit sa désillusion en compagnie des animaux du zoo où il travaille. Trouver un peu d’humanité entouré de singes ou d’addax n’est point chose facile ! Pourtant, quelques sonneries de téléphone portable vont le ramener à la réalité qu’il voulait tant fuir ou maquiller. Des sonneries venues de l’enfer. « Un cinglé » retient sa fille en otage. Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? Pourquoi sa famille ? Aziz va se noyer dans l’histoire récente et sanglante de son pays. Une histoire qu’il avait tenté d’occulter et qui, sans crier gare, gicle comme diable sorti de sa boite.

L’écriture d’Anouar Benmalek prend le lecteur à la gorge. Comme une main invisible ne desserre son étau qu’aux derniers mots... aux derniers maux. L’histoire de cette famille recomposée et décomposée joue avec les fantômes qui hantent encore l’Algérie d’aujourd’hui et, disons le sans détour, ceux qui hantent aussi la France d’aujourd’hui. Des deux côtés de la Méditerranée on n’en finit pas de penser que les plaies pourront cicatriser sans avoir été désinfectées et pansées avec respect et pourquoi pas amour. Aziz est au coeur de cette plaie. Il ignore tout de l’histoire personnelle de ceux qui l’entourent. Jamais il ne leur en a parlé, jamais ils ne lui en ont parlé ! Le non-dit va tomber grâce ou à cause de ce « cinglé » qui, lui, semble connaître bien des vérités. Qui est-il, pourquoi s’en prend-il à Chehrazade et ses quatorze ans ? En quoi est-elle liée à ces vieilles histoires de FLN, d’ALN d’armée française et de harkis ? « Le cinglé », lui, semble croire que la jeune fille est la clef qui ouvrira les portes de la mémoire jusqu’alors fermées à double tour. Un roman haletant comme un efficace polar et asphyxiant comme l’est l’histoire des peuples... si souvent.

Extraits

Mon cœur s’est serré. Sans Meriem et ma fille, je n’étais plus rien, à part un imbécile de plus dans cette ville cruelle qui en regorgeait. Quand j’étais enfant, j’avais rêvé d’un avenir de preux chevalier. Je n’avais réussi à devenir qu’un individu sans qualités particulières, velléitaire et plutôt lâche dans l’ensemble, dont le succès, probablement immérité au regard de sa valeur, avait été la rencontre avec Meriem.
J’ignore pourquoi j’ai pensé à la famille de ma femme, à ce drôle de couple que formait ma mère, Latifa, et son beau-père, Mathieu, ce Français maigre comme une épine de figue de Barbarie, résidant depuis si longtemps en Algérie qu’il maniait l’Arabe comme un autochtone, et qui, néanmoins ne mentionnait jamais la période d’avant l’indépendance. Il était resté dans le pays au plus fort de la vague d’assassinats visant des étrangers, ne prenant que deux précautions dérisoires et qui ne trompaient probablement personne : la première, se couvrir d’un chapeau paysan lorsqu’il sortait de manière à avoir l’air le moins européen possible ; la seconde, exiger qu’on l’appelle par le prénom arabe qu’il s’était choisi : Ali. Une fois, j’avais cru apercevoir la forme d’un pistolet sous sa veste. Je m’en étais ouvert à Meriem, qui avait bougonné que ce n’était là qu’une vieille arme de poing au mécanisme rouillé dont je ne devais parler à quiconque. (page 35)

Je suis remonté dans ma voiture, j’ai posé mon inutile sacoche à côté de moi. Je l’ai considérée avec stupéfaction. Et moi qui n’avais pas invoqué le Ciel depuis mon enfance, je me suis mis à prier, lâchement, crapuleusement : « Mon Dieu, pardonnez-moi, libérez ma fille, mais n’exigez pas de moi de tuer un innocent. Je n’ai pas la folle docilité d’Abraham, je ne suis qu’un humain de la dernière catégorie, pitié, pitié ! »
La prière n’a pas atténué ma terreur. Pis : j’ai eu la sensation d’être aussi cocasse qu’une volaille promise au repas du soir qui supplierait le fermier de l’épargner.
J’ai pris mon téléphone. Je me suis rendu compte que le couvercle arrière s’était légèrement décalé et que la batterie était sortie de son logement. Le téléphone était donc coupé, probablement depuis que je l’avais remis dans ma poche. Affolé, j’ai réintroduit la batterie en maudissant ma légèreté : j’aurais dû soit changer de téléphone, soit poser un bout de ruban adhésif sur le couvercle pour l’empêcher de glisser.
L’écran annonçait des messages en attente. J’ai interrogé la boite vocale. Le premier était de Meriem : la voix étranglée, elle me demandait si le... (elle n’osait pas le nommer) avait téléphoné et si j’avais des nouvelles de Cherha. Le deuxième provenait également de ma femme : « Mais pourquoi ne réponds-tu pas, Aziz ? Téléphone-moi... je meurs de peur... Téléphone, s’il te plaît... »
La voix était à la fois exaspérée et au bord des larmes.
Mon âme a fondu de honte. J’ai failli interrompre le défilement des messages. (page 140)

J’ai contemplé Aziz avec un mélange de dégoût et d’affection. Oui, de l’affection parce que d’une manière ou d’une autre, ce bougre me ressemblait dorénavant. J’ignore si il a hésité au moment ultime, mais je sais maintenant qu’il a obéi aux ordres du cinglé. Je le vois aux traits de son visage, à sa posture épuisée, à la manière sournoise qu’il a de me rendre mon regard. Décryptage trop commode, d’ailleurs : il sera une proie facile pour les policiers. Peut-être résistera-t-il aux coups, mais il parlera à coup sûr, d’abord pour se justifier vis-à-vis de lui-même. Il suffira, après quelques roustes, qu’un flic habile lui susurre : « Je me suis renseigné, toi, tu es un honnête homme, alors explique-moi ton geste, à moi, ton frère, et je me charge de l’expliquer aux autres ! » Les Algériens aiment le mot frère, particulièrement dans la bouche de ceux qui les bastonnent et, alors Aziz craquera et avouera tout ce qu’on voudra.
Il ne sait pas encore que son geste ne suffira pas à calmer l’appétit de l’ogre qui mange les doigts des enfants. (page 207)

Je me suis résigné à ce voyage, en espérant qu’il nous fournirait peut-être, à ma fille et à moi, l’occasion de partager nos lourds secrets. J’ai pris une seule précaution, celle de téléphoner auparavant à la mairie en me faisant passer pour un journaliste préparant un reportage sur la région. On m’avait passé prestement l’adjoint au maire, le journal dont j’étais prétendument l’envoyé spécial étant l’un des plus influents du pays. Volubile, l’homme m’avait fait part de son bonheur de voir la presse de la capitale se préoccuper enfin du sort des communes pauvres comme la sienne. Pour le mettre en confiance, je l’avais laissé discourir sur l’ostracisme dont souffrait, selon lui, Beni Ilemane, le peu d’intérêt de la préfecture pour les besoin vitaux de sa commune, de l’eau potable qui n’arrivait dans les robinets que tous les quarante-cinq jours, du chômage, des projets morts-nés dans le logement social, etc. Au détour d’une phrase, j’avais glissé que mon projet d’article était plus large car je désirais aborder l’influence de l’histoire sur les difficultés actuelles de sa commune.

L’influence de quoi ? Avait-il demandé, subitement sur le qui-vive.

Les... les événements... enfin, Melouza... Est-ce que les gens en souffrent encore ? Ont-ils pardonné ?

Ah, c’est ça, le sujet essentiel de votre papier ? J’aurais dû m’en douter, c’est dans moins d’une semaine, la date anniversaire.

Son ton s’était durci.

Oui, avais-je acquiescé un peu trop rapidement. Je voudrais voir le lieu où les victimes ont été enterrées.

C’est tout ce qui vous intéresse, avait-il renâclé, remuer la boue du passé , C’est tellement loin, tout ça ! Et puis l’important ,n’est-il pas que nous soyons indépendants, à présent ? C’’est essentiel, l’indépendance, à moins d’avoir un esclave dans la tête, non ? (page 500)

Anouar Benmalek

Le Rapt

Fayard roman - juin 2009

Photo : Christine Tamalet

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