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Beyrouth sous la plume de la romancière Hyam Yared

Beyrouth sous la plume de la romancière Hyam Yared

Extraits de "Sous la tonnelle" - Sabine Wespieser éditeur.

Des décennies à vivre en guerre, à attendre la suivante ou à trembler en se racontant la dernière. La guerre et le fracas des bombes, les invasions et les tensions... comme une routine sclérosante. Le Liban et sa capitale Beyrouth vivent un bien angoissant quotidien. Loin de s’écrouler, la société civile continue à créer, échanger, respirer...
Et le rapport à la nature, aux parfums et aux couleurs dans tout cela ? Hyam Yared répond à cette interrogation dans un roman aussi délicieusement écrit que saturé de l’expression d’une soif de vivre, quoi qu’il arrive. Quant à cette grand-mère qui habite l’encre de chaque page, qui ne souhaiterait pas qu’elle soit la sienne !?

29 janvier 2010
Hyam Yared - © Sabine Wespieser éditeur
Hyam Yared
© Sabine Wespieser éditeur

Extraits

Dès le début de la guerre, tu refusas de fuir ton quartier devenu quasi impraticable. Beyrouth coupée en deux, séparée par une ligne de démarcation. Construite dans le plus pur style Art déco, ta maison était située en plein cœur de cette zone appelée tour à tour ligne verte, démarcation, frontière, Passage du musée. Même un chat ne pouvait s’y hasarder sans être tué. Beyrouth Est, Beyrouth Ouest. Ta maison, juste au milieu. Dans une zone fantôme désertée par les habitants. Investie par des combattants oublieux de leur cause à force de tuer ou de crainte d’être tués. Pullulant de miliciens de tous bords. Gauche, Droite. La dyslexie était partout. Lorsque j’étais enfant, tu mettais à mon poignet un petit ruban bleu afin que je reconnaisse ma droite de ma gauche. Ça m’a pris longtemps avant que je m’y fasse. La guerre avait tout compliqué. Je ne savais pas que la haine avait droite, gauche et centre.

Jardin en croix - ph : Alain Bordes

Lorsque tu l’avais fait bâtir, tu ne pensais pas que ta maison se retrouverait sur une ligne de démarcation. Plus tard tu te raccrocheras à la pierre. « La maison qui t’a vu grandir ne t’oublie jamais. » Les proverbes étaient pour toi des entonnoirs. Tu les citais comme on s’adosse au monde. Tu avais une dette envers ta maison. Sa mémoire. Parce que l’abandonner, c’était mourir deux fois. Tant qu’à faire, tu voulais choisir ta mort. Chez toi. Entre tes murs. Cette maison était tienne autant qu’elle était toi. Tu l’avais mise au monde, pierre après pierre. Si elle avait été construite par ton mari, tu avais contribué aux détails. Ce n’était pas qu’une maison avec des fondations. C’était un jardin où chaque arbre avait une histoire. Ton mari avait un budget. Il ne trouvait pas raisonnable de faire les deux de concert. Maison et jardin. Tu proposas les arbres avant le reste. Il ne comprenait pas ta passion pour le vert et proposa la pierre d’abord. Comme il t’aimait assez pour faire un effort de budget, et « pas assez, riais-tu, pour camper sous un arbre », il fit les deux par amour, s’endetta, et t’offrit la maison de tes rêves. Avec du rêve et des couleurs à profusion. Des grimpants. Bougainvilliers. Jasmins. Hortensias. Gardénias. Ton jardin embaumait plusieurs rues avoisinantes. Tu aurais pu vivre sans la pierre. Jamais sans le vert. « Un arbre vous prolonge, disais-tu. Vous étend à l’infini. » C’est ce que tu voulais pour toi. Pour les autres. Pour toute personne qui traversait la grille de ton jardin.
(Page 36, 38)


A l’abri derrière un paradis végétal - ph : Alain Bordes

Anita ouvre les rideaux et pose à côté de ma tête un plateau avec un café, un jus d’orange et un bouquet de capucines. Pour Anita, rien ne doit changer. Tous les matins tu l’envoyais cueillir un bouquet de fleurs. Sur trois cents mètres carrés, les capucines jonchent ton jardin. Orange, rouges et jaune. Tu disais qu’il fallait les cueillir à la base de chaque tige. Pour qu’elles durent plus longtemps que les vases. « Combien durent les cadavres dans la terre ? » te demandais-je. Je ne voyais les bouquets de fleurs qu’en bouquets de morts. Lorsque Fayçal m’avait offert des roses rouges à l’occasion de nos fiançailles, j’avais fondu en larmes. L’idée d’être témoin de l’agonie des plantes.
(Page 52)


J’ai ressenti un besoin urgent de légèreté, suis descendue dans ton jardin, et n’y ai trouvé qu’une impression de densité, encore. Déjà sur l’escalier. La pérennité du vert. Du feuillage. Je me suis arrêtée dans la petite allée de pierres que tu avais disposées. Ali, ton jardinier, avait beau s’inquiéter pour ton dos, tu t’accroupissais sans te ménager pour t’assurer de l’emplacement de chacune. La perspective devait, pour te satisfaire, être au service de la beauté. Tu appelais cette alliance « les noces des yeux et de l’âme » ; Chaque matin, tu te tenais debout sur ton balcon surplombant magnolias blancs et lauriers roses. « Merci mon Dieu ». Pour la santé, la beauté, le pur et l’impur. » Jamais je ne sus quel dieu tu invoquais. Il devait être tien, car je ne l’ai trouvé nulle part.
(Page 116, 117)


(À Paris)
Youssef aima tout de suite le balconnet et la cour fleurie de l’immeuble, qui jouxtait la loge de Rose, la concierge. Courbée à force de vieillir, Rose écoutait en boucle Fréhel, née elle aussi dans une loge de concierge. Rose avait les doigts verts, une robe grise rayée, et un air absent dont elle ne s’extrayait qu’au passage du nouveau locataire du deuxième étage. Elle passait le plus clair de son temps à jardiner avec une tendresse démesurée. Il semblait à Youssef qu’elle parlait à ses plantes. Parfois elle chantonnait un air de Fréhel. « Mon cœur n’a pas vieilli, pourtant où sont tous mes amants (…) Je suis esclave des souvenirs. » Elle avait planté dans un petit bac un semblant de potager avec de la roquette, des tomates cerises et du persil. Dans un autre, suffisamment profond, une culture de courges. Elle avait une dent en or au milieu d’un sourire qu’elle n’adressait qu’à Youssef. Ce dernier appréhendait que la dent ne tombe en plein sourire, et lui rendait la pareille en courbant légèrement la tête dans un signe discret de garde-à-vous. « Il n’y a plus d’hommes galants, monsieur Youssef », lui disait-elle en se contorsionnant. Rose avait un faible pour « l’étranger », comme elle l’appelait, et de temps en temps lui portait une assiette de potage de courge.
(Page 186, 187)


(À Paris) …
Chère Rose,
Je pars pour ne plus revenir. J’ai trouvé juste de vous laisser ce mot pour vous remercier de votre présence discrète. Sans vous, les plantes n’auraient pas eu d’âme.
Bien sincèrement,
Youssef

(Page 221)

Hyam Yared

Sous la tonnelle

Sabine Wespieser éditeur
Octobre 2009

Photo : Sabine Wespieser éditeur

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