francophonie, OIF, Francophonie, Organisation Internationale de la Francophonie, langue française, diplomatie culturelle, littérature, théâtre, festival, diversité culturelle, les francophonies

MENU
Burundi - J’ai fait le choix de la vie à celui de la haine

Burundi - J’ai fait le choix de la vie à celui de la haine

Par Emelyne Muhorakeye - journaliste - Burundi
20 mars 2016
Lieutenant Colonel Bernard Kabwari, mon père.

Ma vie a basculé le soir du 19 mars 1994. Mon père, le Lieutenant-Colonel Bernard Kabwari, était parti récupérer un colis à Mutanga sud, il n’est jamais revenu. Au début, nous avons juste pensé qu’il était quelque part en train de prendre un verre avec des amis et qu’il n’avait pas vu l’heure passer. Mais ce n’était pas dans ses habitudes de rentrer tard surtout la veille d’un voyage : il devait se rendre au Cameroun pour une mission officielle.

Ma mère a commencé à s’inquiéter et a appelé un voisin vers 1h du matin pour qu’il aille le chercher. Aucune trace de mon père. Et là, toute la famille a craqué, le sentiment que quelque chose était arrivé à mon père. Le lendemain matin, il fallait annoncer la mauvaise nouvelle à nos proches. Ce sera un moment dur pour moi parce que le message était plutôt bizarre : " Je voulais vous annoncer que mon père a disparu ! "

Imaginez le genre de réponses que j’ai pu avoir ! " Que veux-tu dire ? ", " Arrête de jouer et passe-moi ta maman ! " Comme souvent je me mettais à pleurer, la personne à l’autre bout du fil comprenait que c’était sérieux. Oui, mon père avait bel et bien disparu ! Mon modèle, celui que j’appelais ma « Grosse fourmi » (cela va de soi que j’étais sa petite fourmi) n’était plus là.

L’armée a alors commencé ses recherches qui l’ont menée à Kamenge. C’est là que mon père aurait été vu pour la dernière fois. Des recherches qui ont été de courte durée, c’était le début de la résistance à Kamenge ce qui rendait la tâche plus difficile. Pour moi, l’armée venait d’abandonner à son sort un de ses officiers. Au delà de cet acte vécu comme une trahison, il y a aussi les discours qui blessent notamment celui du ministre de l’Intérieur de l’époque qui a dit sur la radio nationale « C’est un officier qui a été vu pour la dernière fois dans un quartier tutsi, pourquoi le chercher dans un quartier hutu ? » Ce fut un choc pour ma famille. Cela montre aussi le climat qui régnait à l’époque après l’assassinat du président Melchior Ndadaye. Et ironie de l’histoire, des années plus tard, je me suis retrouvée en face de ce ministre devenu député en tant que journaliste venue chercher une interview. Il n’a jamais su à qui il avait affaire. Morale de l’histoire, il faut toujours mesurer la portée de nos propos parce que nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve.

Le procès mascarade

Après deux semaines de deuil, la vie a plus ou moins repris son cours normal, il fallait vivre avec ce nouveau drame dans la famille. Ce fut très dur mais la vie ne s’est pas arrêtée pour autant. Six ans plus tard, le 20-07-2000, le procès sur l’assassinat de mon père s’est ouvert à Bujumbura. Mais peut-on parler de procès quand le témoin principal s’est volatilisé dans la nature juste avant d’être appelé à la barre alors que nous l’avions vu lors de la pause ? Plus tard, il dira qu’il a été menacé. Toujours est-il que ma famille l’a mal vécu.

Je dois quand même dire que ce procès m’a permis d’entendre pour la première fois le scénario du kidnapping de mon père. Depuis sa disparition, je ne m’étais jamais demandée comment les choses s’étaient déroulées. Et là j’entends le représentant du ministère public avancer des détails dont je n’avais aucune idée. Des informations données par des habitants de Kamenge qui auraient vu mon père vivant pour la dernière fois. Je vous épargne les détails de tout ce qui a été dit. Ce qui m’a le plus marqué, c’est le passage ou j’apprends comment mon père aurait crié pendant que ses bourreaux le traînaient par terre en le sortant de la voiture. C’est à cet instant que ses lunettes auraient été cassées. A l’époque, j’avais la larme facile quand il s’agissait de mon père mais ce jour là, je n’ai versé aucune larme peut-être sous l’effet du choc. Parce que je venais de réaliser que mon père est sûrement mort dans d’horribles souffrances sans personne pour lui porter secours. Son cri viendra longtemps hanter mes nuits.

Le procès a été un moment éprouvant mais plein d’enseignements. J’ai réalisé pour la première fois que des gens ne veulent pas que nous découvrions la vérité sur l’assassinat de mon père. D’ailleurs, un des avocats de la défense a bien confié à un membre de la famille que nous sommes venus perdre notre temps.

Le journalisme : un moment de prise de conscience

Le 15-01-2007 soit treize ans après la disparition de mon père, je suis devenue journaliste. Je ne pouvais trouver mieux comme métier pour me pousser à avoir un autre regard sur le drame vécu par ma famille. Je suis sortie des sentiers battus pour découvrir par moi-même les différents événements qui ont endeuillé le Burundi. Des événements qui sont peut-être à l’origine de la crise qui a emporté la vie de mon père. J’avais déjà entendu parler du passé douloureux du Burundi sans vraiment y prêter une attention particulière. Je pense que je n’étais pas assez mature pour faire ma propre analyse.

À travers les discussions et les témoignages des témoins de ces époques, j’ai découvert la méchanceté des Burundais et surtout l’hypocrisie et le mensonge dans lesquels nous vivions depuis longtemps. Chaque communauté raconte sa version des faits sur le passé comme si on voulait nous enfermer dans une solidarité et une culpabilité ethniques au moment où il faut dénoncer l’innommable. Pendant des années, nous avons fait semblant que la paix et l’harmonie régnaient au Burundi alors que des milliers de nos compatriotes vivaient en exil avec le désir de rentrer chez eux. Notre pays en a payé le prix fort.
J’ai pris conscience que mon père n’était pas le seul Burundais tué et enterré à la va-vite sans aucune dignité. Plusieurs Burundais ont connu le même sort et les gens ont préféré fermer les yeux. Je me suis rendue compte que ma famille n’était pas la seule qui méritait la vérité, tous ceux qui avaient perdu les leurs depuis 1965 avaient aussi droit à la vérité pas celle tronquée et servie par les politiciens selon leurs propres désirs. Aujourd’hui, le Burundi a grandement besoin de la « VÉRITÉ ».

L’hommage aux disparus

A l’heure où j’écris ces mots, des Burundais sont entrain de vivre le même drame que le mien. Chers compatriotes, je sais ce que vous traversez. Donnez-vous le temps de faire votre deuil aussi incomplet soit-il, faites-le ! N’enfermez pas cette douleur en vous sinon elle finira par vous détruire. La vie ne doit pas juste se résumer à ce drame. Trouvez la force en vous de vous remettre debout ! Je ne dis pas que ce sera facile, il y aura des jours où vous aurez l’impression que votre cœur va exploser de chagrin mais tenez bon ! Et surtout, n’oubliez pas que ceux que nous avons perdu méritent que nous nous battions pour leur rendre justice et faire éclater la vérité. Une justice qui n’est pas synonyme de vengeance mais plutôt celle qui cicatrise les blessures et va enfin réconcilier les Burundais. De mon côté, il y a longtemps que j’ai accordé mon pardon aux bourreaux de mon père, à ceux qui ont contribué de prêt ou de loin à son assassinat et à ceux qui ont gardé le silence alors qu’ils détenaient la vérité. Ils ne valent pas la peine que je leur sacrifie ma joie de vivre.

Le chanteur burundais Evode chantait : « Amazina ntazimangana ». Les êtres, qui nous sont chers, sont partis mais ils ont laissé un nom . Le poème de Birago Diop le dit si bien « Ceux qui sont morts, ne sont jamais partis ». Nous chérirons leur souvenir dans nos cœurs jusqu’à la fin de nos vies. Quant à moi, je reste la preuve vivante du passage de mon père sur terre.
Cher papa, tu a été enterré sans aucune sépulture digne d’un être humain ni les honneurs accordés à un officier de l’armée. Peut-être que nous n’aurons jamais l’occasion d’inhumer tes restes dignement mais où que tu sois que ton âme repose en paix ! A tous les Burundais victimes de la folie humaine depuis plus de 50 ans, puisse Dieu vous accorder le repos éternel.

Je termine sur ses paroles de la chanson « Never again » :
Abacu bagiye heza, bicaye i Jabiro kwa jambo
Tuzahora tubibuka, tuzahora turwanya ikibi
Tuzaririmba tuti neve never again
Abana bacu bazatsinda ikibi bitwaje ineza.

Mon nom est Emelyne Muhorakeye, fille du Lieutenant Colonel Bernard Kabwari et fière de l’être.

Partagez cette page sur votre réseau :