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Olga Lossky, d’une icône à l’autre...

Olga Lossky, d’une icône à l’autre...

Extraits de "La Révolution des cierges" - Gallimard

Vivre les premiers mois de la révolution russe depuis l’atelier de l’iconographe d’un monastère moscovite. L’angle de vue est étonnant. L’écriture enlevée d’Olga Lossky nous fait pénétrer au cœur des interrogations d’un peuple au moment où il s’apprête à changer le cours de son histoire. Nous sommes en 1917, Lénine et les Soviets ont déjà sonné la fin du tsarisme mais une partie du peuple russe n’est pas encore prête à abandonner radicalement l’ancien temps. Les personnages ressemblent à des culbutos ! Ils vacillent, ils basculent puis reviennent à la position d’origine. Ils avancent étourdis par l’ampleur du chambardement. Tandis que les moines du monastère s’arcboutent sur leur foi, le peuple entame sa lente et irréversible conversion au communisme. Quant aux riches familles proches de l’ancien pouvoir elles tremblent. La conversion donne le tournis à ceux qui s’interrogent. Tant de solutions en apparence : S’exiler ou pas ; faire l’autruche en espérant passer entre les gouttes et les balles de la révolution ; croire à la fois en Lénine et en Dieu en occultant les antagonismes ; toujours vouer sa vie à Dieu au péril de sa vie ; célébrer Lénine comme une nouvelle icône... Icône, « Le » mot du roman, l’icône. Celles que le père Grégoire restaure ou imagine dans l’atelier de son monastère laissent place à celles que les soldats et les ouvriers commencent à inscrire en lettres de sang sur les pages vierges de l’histoire de la Russie. Les saints ne sont pas de taille à lutter contre les Soviets... une icône chasse l’autre.

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Olga Lossky connait le monde et la foi orthodoxe sur le bout des doigts. Son récit est rigoureux, ponctué de descriptions précises du travail d’iconographe ou de l’austère vie monacale. Elle immerge le lecteur dans la vie quotidienne d’une famille ouvrière dont la survie dépend du travail donné par les moines devenus pestiférés. La rigueur du récit n’est pas un frein au plaisir de lecture. L’austérité pieuse des uns et l’intransigeance frénétique révolutionnaire des autres ne sont pas des thèmes facilitant la légèreté. Mais la romancière parvient à s’évader de la pesanteur historique du sujet grâce à une plume maniant l’humour discret et le sous-entendu souriant. Les contradictions dans chacun des camps sont relevées avec un regard épicé qui facilite la digestion ! La révolution des cierges est dramatiquement exquise !

28 mars 2010 - par Arnaud Galy 
 - © Arnaud Galy
© Arnaud Galy

EXTRAITS

Le demi-heure de répit tirait à sa fin. Nadejda Ignatievna était bien consciente que ces instants de paix qu’elle s’octroyait étaient une folie, comme si elle avait mis chaque jour un rouble de côté en vue de s’acheter un diamant en sautoir, alors qu’il n’y avait plus de quoi mettre un bout de lard dans la soupe pour lui donner des yeux. Elle savait ce que Gochka pensait de ses escapades à l’église. Il lui reprochait de perdre son temps, de gaspiller du linge à frotter et des trousseaux à repriser. Oui, elle mangeait ces minutes d’oisiveté sur le dos de ses enfants. Et cependant elle n’avait pas la force d’y renoncer. Ces moments passés dans l’église, à regarder les icônes et écouter la psalmodie des moines, remettaient tout en place. Elle y trouvait presque du courage. Une fois franchi le seuil de l’église, la vie reprendrait son rythme de tambour infernal.
(Page 58)


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Le père Grégoire se rappela l’émotion qu’il avait ensuite ressentie, ce jour là, lorsqu’il avait quitté le monastère Novospaski avec son chargement de planches. Ce souvenir datait de début de l’automne. Il remontait l’avenue jusqu’au monastère, les troncs calés dans sa brouette, scrutant avec avidité la foule dont il avait si peu l’occasion de contempler les visages. Comme les gens avaient des mines tirées et inquiètes ! Un espoir étincelant se lisait pourtant dans leurs pupilles. Depuis l’abdication du Tsar et l’embrasement des usines, en février dernier, la Russie était en ébullition. On se trouvait au seuil d’une époque nouvelle, d’un monde peut-être plus juste. Cela avait commencé par l’abolition du servage, en 1861, quelques années avant la naissance du père Grégoire. Puis il y avait eu l’établissement d’un pouvoir plus démocratique, grâce à la Douma. Enfin, depuis quelques mois, les bouleversements semblaient se précipiter. Ce fameux partage des terres décrété par Lénine, moins de quinze jours auparavant, garantissait le droit légitime à la propriété. Et voilà que le pays retrouvait enfin la paix ! On allait pouvoir bâtir et cultiver, avec l’aide de Dieu, les plus pauvres connaîtraient enfin la satiété. Le père Grégoire ne pouvait s’empêcher de penser que le peuple russe – comme tout autre, d’ailleurs- était dans le fond très bon. Ces hommes et ces femmes aux traits tombants de fatigue méritaient de trouver un mode de vie harmonieux qui fût le reflet du divin Royaume. Ils n’étaient pas loin d’y parvenir.
(Page 97)


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Après l’office matinal, presque dénué de distractions, et deux tranches de pain de seigle avalées à la hâte, le père Grégoire regagna son atelier.
Aujourd’hui, il ferait apparaître les couleurs de fond. C’est un travail simple et délicat, déjà plein d’inventivité, où l’on mélangeait les pigments pour trouver la meilleure teinte.
Au moment de saisir son pinceau, le père Grégoire croyait toujours à son insouciance. Il se dit qu’il n’avait jamais écrit une icône avec une telle facilité. Tout relevait de l’évidence, comme si la peinture était déjà présente sur la planche et qu’il se contentait de la révéler. Il mélangea dans une coupelle je jaune d’œuf, l’eau et le vinaigre pour obtenir un liant auquel il ajouterait ensuite le pigment. Son esprit voletait ailleurs, cependant.
La digue dans laquelle il s’était emmuré depuis la veille lentement se fissurait. Il avait bien eu cette réflexion, durant les vêpres, hier, en tâtant son poignet nu à la recherche de son chapelet. : « Je pense si peu à eux, c’est signe que je suis bien mort au monde. Je n’ai plus d’attaches affectives. »Il s’était contenté de prier Dieu d’accompagner ses proches dans leur exil, le cœur froid. À présent, il commençait à mesurer l’abîme de son orgueil. Il s’était cru vrai moine, familier des hauteurs célestes, insensibles aux tracas de la vie. Il avait oublié qu’il n’était qu’un homme à l’âme transpercée.
(Page 129)


Les nouvelles de l’usine étaient mauvaises. Malgré la manifestation massive, les contremaitres se muraient dans le silence, les moines refusaient la reconversion de la ciergerie. Nadejda Ignatievna leur donnait raison. Une fabrique de cierges, qui produisait de pieux objets, destinés à la gloire de Dieu, n’allait pas soudain se mettre à faire des gamelles de fer-blanc. Mais elle n’osait exprimer son opinion. Gochka avait pourtant été si fier, l’année où le contremaitre l’avait choisi pour escorter le cierge impérial jusqu’au Palais d’hiver ! L’ouvrier avait rapporté de la capitale un regard d’enfant émerveillé : « Le Tsar en personne m’a donné une pièce d’or et il m’a appelé « Mon brave » ! »
On s’adressait alors avec déférence aux contremaitres, on n’appelait les moines que « nos bons pères ». Comme le ton avait changé en l’espace de quinze ans ! C’était maintenant à qui trouverait la meilleure injure pour exprimer sa haine à l’égard du monastère. On parlait d’enfermer les moines pour leur faire entendre raison, comme les ouvriers métallurgistes qui n’avaient pas craint de séquestrer leurs propres patrons.
(Page 190)


Durant l’office du soir, sa fatigue se dilua dans la piété ambiante. Elle se laissait porter par les mélodies sourdes, l’odeur de l’encens, les icônes éclatantes de couleurs. Elle aurait eu peine à dire depuis combien de temps elle fréquentait le monastère Saint-Andronic. Sans doute depuis qu’elle avait emménagé dans le quartier, avec ses parents. Durant ses années d’adolescence, déjà, elle s’y rendait assidûment, provoquant les moqueries gentilles de son fiancé. Nadejda Ignatievna avait alors appris à maîtriser certains gestes qui agaçaient Gochka. Elle ne frottait plus sa croix aux icônes qu’elle embrassait, allumait rarement un cierge sur le porte-bougie.
Cela devait bien faire trois ans que Gochka n’avait pas communié. Peut-être depuis le départ de Iourka pour la guerre. Le dimanche, il arrivait tard et se plaçait au fond de l’église, les bras croisés sur la poitrine. Avec d’autres camarades de la fabrique, ils formaient là une haie compacte, hostile à toute prière.

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Nadejda Ignatievna savait ce qu’il pensait de l’Église. Il la critiquait de plus en plus violemment et Kostik lui emboitait le pas sans comprendre. Marinka, elle, rechignait à se lever et tentait d’échapper à la corvée dominicale. Seule Véra se rendait à l’église avec zèle, dès le premier coup de cloche. Cela étonnait Nadejda Ignatievna, qui pensait que les membres des soviets révolutionnaires avaient pour règle d’être des mécréants. Véra semblait aussi fervente bolchévique que chrétienne.
(Page 219)

Olga Lossky

La Révolution des cierges

Gallimard - 2010

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