francophonie, OIF, Francophonie, Organisation Internationale de la Francophonie, langue française, diplomatie culturelle, littérature, théâtre, festival, diversité culturelle, les francophonies

MENU
Autant en emporte l’ostalgie

Autant en emporte l’ostalgie

Dorina Bohanţov - critique d’art contemporain

"Villa sovietica" - Exposition au musée ethnographique de Genève. Suisse

Quand j’ai visité l’exposition Villa sovietica au Musée d’Ethnographie de Genève (ouverte au public du 2 octobre 2009 au 20 juin 2010), ma première réaction a été celle de confronter mes croyances et mes souvenirs avec celles et ceux inculqués dans le discours muséal. Pour l’ancienne citoyenne de l’Union soviétique que je suis, on ne pourrait pratiquement pas échapper à cette piste, personnelle et introspective. Donc, pour quelqu’un qui a été formaté dans son enfance selon les consignes soviétiques et qui a vécu l’expérience soviétique au quotidien, la visite de cette exposition a d’abord touché ma sensibilité affective. Une approche non négligeable, si cela engendre ensuite une réflexion.

6 mars 2010
Corbeille de fruits rouges - marché central d’Ulitsa Krylova - Novossibirsk - Russie - © Willem Mes
Corbeille de fruits rouges - marché central d’Ulitsa Krylova - Novossibirsk - Russie
© Willem Mes
Corbeille de fruits rouges - marché central d’Ulitsa Krylova - Novossibirsk - Russie
Photo : Willem Mes

Cette perspective est quand même intéressante, puisque l’on s’aperçoit que le communisme personnel et domestique de chaque citoyen soviétique était, en définitif, une tranche d’une matrice commune, uniformisante, qu’on pourrait facilement trouver en miniature chez de nombreuses personnes et familles. Autrement dit, mon cher et familier communisme, y compris celui de mon entourage s’est avéré une expression « copiée collée » de mes semblables. La robe marron faisant partie de l’uniforme scolaire façonnait la féminité émergeante de nombreuses petites filles soviétiques. Les bottines en feutre (les fameux valenki) rendaient plus efficace le travail dur des villageois. Le filet à provisions (avos’ka) et le panier à œufs (setka dlâ âic) organisaient la vie quotidienne des Soviétiques.

Service à vodka - "La famille des carpes"
Photo : Johnathan Watts

Le service à vodka « La famille des carpes » enchantait un large public par sa ligne exquise, mise en production industrielle à grande échelle. Le fameux rasoir électrique (avec son étui à rayures) peaufinait la virilité de nombreux hommes soviétiques. Sur le fameux tabouret, simple pièce de mobilier en bois et en formica, un tas de Soviétiques se sont racontés plein d’histoires sur le « bon fonctionnement » et la « bonne marche » de l’URSS, tout comme des histoires de son déclin et de sa déconstruction.

Mobilier soviétique au dépôt du MEG
Photo : Willem Mes

En fin de compte, le premier abord de l’expo servait le but inconscient d’identifier en quelque sorte le morceau de monde soviétique repris dans le canevas de l’exposition et de suivre, voire de décortiquer les stratégies de mise en scène et de surveillance du regard du spectateur.

Collection d’objets soviétiques du MEG
Photo : Willem Mes

Une première appropriation de l’espace du musée (sa « soviétisation ») a été l’installation, devant l’entrée du musée, d’un tapis rouge. La touche soviétique a repris en quelque sorte l’effet spectaculaire, propre au tapis rouge des événements hollywoodiens. L’effet prononcé de kitsch dans cette mise en scène a été assuré par un tapis en latex, granulé, avec des protubérances plus grandes ou plus petites, en forme de poupées russes (les « matrioshki »). Une autre consigne d’appropriation de l’espace a été le carré de terre parsemé de fleurs disposées d’une manière afin de dresser le contour notamment du premier leader soviétique, Lénine. Ce geste d’appropriation s’est produit à travers une performance de type « soubotnik », c’est-à-dire une fête à caractère travailleur. Cette performance tenue en début d’exposition (octobre 2009) s’est remplie de capacité rituelle, « soviétisant » ainsi l’atmosphère entière, les murs et l’espace de la villa hébergeant le Musée d’Ethnographie de Genève. La troisième consigne, servant de lieu de passage de l’extérieur (celui occidental, espace quotidien) vers l’intérieur (celui soviétique, espace virtuel) a été assurée par un seau en métal, installé dans le hall du Musée, juste après l’entrée, en bas des escaliers. Ce type de seau, caractéristique notamment pour un ménage villageois, les commissaires de l’exposition l’ont conçu comme une boîte à valeurs où étaient déposées différentes consignes du monde soviétique (par exemple : des dizaines de petits objets, rappelant des mini-affiches de l’exposition, pourvus, côté pile, d’une surface magnétique, à mettre sur le frigo).

Les artistes et les anthropologues, les commissaires de l’exposition provenant notamment de Russie, de l’Ukraine, de la Slovaquie, ainsi que de Suisse et d’autres coins de l’Europe, ils se sont concentrés sur le travail de documentation et d’interprétation du monde soviétique. Au premier et au deuxième étage, des objets particulièrement représentatifs ont été choisis pour être exposés.

Le jouet "Tchébourashka"
Photo : Johnathan Watts

Toute une collection du fameux jouet en peluche, à grandes oreilles, aux yeux énormes et à l’air particulièrement innocent, Tchébourashka, a tracé le passage de la mise en scène soviétique (une mise en scène élargie, il est à noter, car cette coqueluche des enfants soviétiques était souvent présente sur les couvertures des cahiers d’écoliers) vers celle du monde de consommation, avec des Tchébourashka sous forme de fauteuils, par exemple.
L’idée de passage a aussi été transposée à travers les sacoches. Pendant longtemps, dans l’Union soviétique, on avait l’habitude de faire les emplettes à l’aide de sachets forts, réutilisables. L’emprise d’un système puissant, apparemment incassable, s’imprimait même sur l’omniprésence de ces sachets réutilisables. Pour la période de transition, ce sont les sachets en plastique qui ont pris le dessus. Ce changement est bien marqué dans l’exposition. Les sachets en plastique rendaient bien la nouvelle situation politique et l’ordre économique émergeant. Toutefois, les idoles de la société de consommation faisaient la couverture. La grande sacoche en carreaux, cover-girl d’une installation géante, placée à l’intérieur de toute une pièce du deuxième étage chevauche déjà sur une piste symbolique. Cet effet d’exagération conçoit et représente toute la réalité post-soviétique comme des ébauches de matière et de spiritualité en train de passer à leur étape suivante. Des états d’esprit à différentes connotations. Un passage vers une homogénéisation, vers un avilissement irrécupérable, ou vers une reprise dans un milieu artistique et scientifique.

Objets du musée CCCP - Novossibirsk - Russie
Photo : Willem Mes

La multitude des sacoches a été représentée par le milieu photographique, signe déjà d’une réification de la représentation. Les images diverses, en accord avec l’actualité socio-historique et culturelle des pays en voie de développement (ou « des pays en transition ») pointaient la situation d’un monde postsoviétique, le moment où l’Est est devenu une sorte de dépositoire et forme de promotion tacite, servile, non critique des consignes et des valeurs libérales du capitalisme. Le discours critique a ensuite rempli ses fonctions de questionnement, à travers la nouvelle vague, celle spécifique de l’art contemporain développé dans le contexte des pays postsoviétiques et postcommunistes.

Véranda d’une maison rurale - Lûbotyn - Ukraine
Photo : Willem Mes

La plus notable action artistique a été la conception en miroir d’un sous-sol abondamment peuplé d’objets soviétiques délabrés et d’un grenier-atelier, au début vide et rempli au fur et à mesure avec des objets réalisés durant des séances de dimanche.1 Un fondement non-structuré, plein d’objets fantomatiques, des traces matérielles d’un monde d’autrefois est ressourcé avec les souvenirs formels des différents artéfacts et la créativité des artistes d’occasion, les objets résultant de cette démarche étant rassemblés sous le toit, au plus haut niveau de la villa. L’idée de faire seulement des objets blancs contrastait avec la diversité des couleurs du bric-à-brac de la cave. Une idée pas du tout dévalorisante, car les consignes matérielles d’un monde passé ne sont pas classifiées selon des critères provenant d’un autre contexte sociopolitique, celui de la société de consommation et du monde capitaliste, libéral. En effet, le bric-à-brac de la cave à la façon profondément soviétique a été une manière réussie de mettre en scène ce monde. Toutefois, le choix des objets exposés séparément n’a pas vraiment pointé la problématisation.
L’intention fruste, simple a relevé plutôt du saint devoir des anthropologues de garder ces objets et de les sauver de l’oubli. La créativité, toute pleine, tant pour les artistes professionnels que pour les amateurs, a fait face à un questionnement à réponse ouverte et à une mémoire foisonnante du monde soviétique. Ce monde, il travaille toujours nos esprits. Espérons que cela se travaille en blanc, dans un registre chaleureux, ironique, postmoderne, et non pas en nous hantant.

Figurines de porcelaine au marché aux puces - Kiev - Ukraine
Photo : Willem Mes

P.S. : Cette chronique-témoignage a été achevée à Chişinău, en Moldavie, ancienne république soviétique. Les différents stades de son écriture se sont produits pendant les mois de janvier et février 2010 à Genève, Paris, Luxembourg, Bruxelles et Bucarest. Occasion de chevauchement de plusieurs visions et états d’esprit, même en fonction du lieu de présence... Sa relecture critique a été faite entre Chişinău et Genève, à travers la messagerie électronique, avec ma sœur, Veronica Banaru-Bohanţov, en compagnie de laquelle j’ai vu l’exposition Villa sovietica, le premier dimanche du mois de janvier.


Sur la richesse et la complexité du monde matériel soviétique, ainsi que sa mise en scène dans le sous-sol de la villa, MEG Conches, voir aussi l’article de Maartje Hoogsteyns, "Bousculés par les objets", dans le catalogue réalisé sur l’exposition "Villa sovietica", sous la direction d’Alexandra Schüssler, pages 145 – 154.

Partagez cette page sur votre réseau :


Galerie photos

Portfolio

Précédents Agora mag