Pour autant qu’il est un écrivain devenu français, ce dont personne ne doute, Andreï Makine se refuse à suivre le courant emprunté par nombre de ses pairs hexagonaux, il ne raconte pas les troubles de son nombril, ni les bas-fonds de ses propres obscurités. Fidèle à ses racines, Makine fait dans l’épopée, dans l’Histoire, dans l’observation des grandes douleurs. Son « Ami arménien » ne déroge pas à la règle. Roman ? Récit romancé ? Le lecteur tourne les pages, hésitant, croyant savoir puis à nouveau perplexe. Qu’importe.
Le voilà transporté en Sibérie dans les années 60, au Bout du diable aussi appelé affectueusement « le royaume d’Arménie », un village de misère où des Arméniens attendent le verdict d’un procès où des leurs risquent leur peau. « L’ami » est Vardan, celui qui introduit l’auteur dans ce monde insoupçonné. Vardan vit au cœur d’une famille décomposée autant que recomposée et aimante. Chaque personnage est inspirant, pétri de valeurs bien plus solides que le chaos environnant.
Le jeune Andreï découvre ce que sont la dignité, l’honneur et la résilience. Pas celle qui nous est servie à toutes les sauces depuis que Boris Cyrulnik a mis en lumière le concept. Non. La résilience accouchée du génocide arménien de 1915. L’adolescent soviétique découvre avec étonnement que certains peuples ne considèrent pas 1917 comme le pivot de l’Histoire récente. 1915, voilà le marqueur, le H du mot histoire pour les habitants de l’éphémère « royaume d’Arménie ».
Aux côtés de cette famille arménienne, le jeune homme apprend que les grandes douleurs sont muettes et que ces étrangers venus d’Erevan savent tendre leurs oreilles à ses propres petites histoires.
« La mère de Vardan s’appelle Chamiram et, après m’avoir soigné, elle me parla d’une manière à laquelle je n’étais pas habitué et qui me transfigura, par le seul timbre de sa voix, en leur hôte, m’octroyant la qualité d’un adulte respecté et rendant sans importance l’extrême dénuement de mon piètre “statut social”. »
Le professeur Ronine, lui, est un mathématicien poète d’un genre décalé. La Grande Guerre patriotique lui arracha une main avant que l’accusation de « répandre le venin du “cosmopolitisme sans racines” dans la matière qu’il enseignait » ne l’expédia en Sibérie. Qu’importe. Il enseigne. Il transmet son savoir et comprend mieux que quiconque ces Arméniens avec qui il chemine.
Sans oublier la troublante Gulizar...
Enfin, Vardan, l’ami souffreteux qu’Andreï protège des railleries des autres garçons de l’école. Le jeune Arménien lui enseigne involontairement que se savoir condamné rend meilleur, bienveillant, serein.
« L’étrangeté de Vardan fut très vite remarquée – et traquée – par son nouvel entourage, les élèves de notre école, cette autre fourmilière régie par des lois de rivalité féroce et le mépris pour les plus faibles. »
« Comme si, depuis longtemps, il avait appris ce qui pouvait persister d’essentiel et de sublime au-delà de nos enveloppes charnelles. Comme si, venant parmi nous, il avait gardé en lui le reflet d’un monde infiniment étranger à ce que les hommes vivaient sur terre. »
Andreï ne comprend pas immédiatement la gravité de la maladie qui ronge son ami. Il en prend conscience trop tard sans doute. Là aussi, qu’importe. Les chemins initiatiques sont sinueux, douloureux et ne révèlent leurs secrets profonds qu’avec un temps de retard.
Un autre secret fait de Vardan l’être le plus symbolique de la dignité et du courage de Chamiram et des siens. Pour en savoir davantage sur Vardan et la troublante Gulizar, la lecture s’impose. Et là, non, pas qu’importe !
L’ami arménien
Andreï Makine – Grasset 2021