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Cécile Oumhani

Cécile Oumhani

Entretien avec Rodica Draghincescu*

Née à Namur (Belgique), Cécile Oumhani est actuellement maître de conférences à l’Université de Paris-XII-Créteil. Ses recherches portent sur les littératures post-coloniales et les écritures de femmes.

16 juin 2010
Rodica Draghincescu
Rodica Draghincescu

Née le 12 décembre 1952 à Namur (Belgique), Cécile Oumhani est agrégée d’anglais et a consacré sa thèse de doctorat d’études britanniques à l’écrivain Lawrence Durrell. Elle est actuellement maître de conférences à l’Université de Paris-XII-Créteil. Ses recherches portent sur les littératures post-coloniales et les écritures de femmes. De 1995 à 2005, elle a été membre de l’équipe de Encres vagabondes.

Rodica Draghincescu

RD : Cécile Oumhani, poète de réputation internationale, romancière, écrivaine franco-anglo-tunisienne, vous avez grandi entre deux langues de circulation mondiale (français et anglais), dans un environnement multiculturel. Dans votre magnifique essai À fleur de mots (Éditions Chèvre-Feuille Étoilée, 2004), en évoquant vos lectures, vos rencontres, vos questionnements, vos bonheurs, vos déchirures, vous écrivez : « Lieu et langue sont inextricablement liés, enchevêtrés, aussi loin qu’il m’en souvienne. Lieu, langue et altérité, devrais-je dire […]. Écrire s’enracine dans l’obscur et il faut sans doute accepter cette part d’énigme pour laisser aux mots leur chemin. »
Pour vous, le LIEU qui a eu lieu et qui s’absente déjà, est tout à fait important : « J’écris dans le manque et le regret du lieu, inévitablement, subrepticement amenée à en faire mon personnage principal. » Quelle serait donc la contrée des origines (et ses éclats d’une vie) qui vous manque et vous inspire le plus ?

Cécile Oumhani

CO : Je pense que tout vient de ce qu’il n’y a pas pour moi « une » contrée des origines. Il y en a plusieurs et j’ai toujours éprouvé ce sentiment d’inadéquation par rapport au lieu où je me trouve, la culture dans laquelle je suis immergée. Les autres contrées, celles du souvenir et de l’imaginaire, frappent obstinément à la cloison de celle où je me trouve physiquement à un moment donné. Dès les origines, j’ai ressenti l’immense puissance de l’écrit, de la page, qui devenait l’espace où tout se réunissait sans nécessairement avoir l’unicité d’une contrée unique. En effet, ce que je lisais était un carrefour de langues, comme des couleurs et des reflets qui se succédaient selon l’émotion ou les circonstances. Tout ce qui se situe au croisement de ces moments, de ces langues, m’interpelle. L’impossibilité que j’éprouve à retrouver ce sentiment de l’unicité d’un lieu d’être est aussi ce qui rend la vie passionnante.

RD : Est-ce que dans l’acte d’écrire, c’est l’auteur qui commande ? Est-il le tout-puissant qui décide de notre passage sous la pluie et le beau temps ?

CO : Non, l’auteur ne commande pas. Écrire pour moi implique de s’effacer, de « laisser venir à la page ». Je parle d’un versant obscur fait d’étrangeté, parce qu’en écrivant j’essaie de toucher cette ligne de crête qui mène aux contrées inconnues que nous portons en nous. Ainsi, tout ce qui touche à l’onirique m’interpelle. Notre vie diurne effleure à peine une immensité qui est en nous tous. Comme la vague, ce monde se dérobe, à peine l’avons-nous aperçu. Pourtant là se presse la foule innombrable dont nous sommes les héritiers, jusqu’à ces douleurs muettes, ces destinées échouées que nous portons sans les connaître, d’une génération à l’autre. Accueillir ce jaillissement pluriel sur la page implique humilité et attention à l’obscur, à l’innommé. L’écriture est ainsi une traversée d’espaces qui nous sont inconnus. Elle est quête et donc nous n’en sommes pas les maîtres.

RD : Le poète cherche à réconcilier des « principes ennemis » comme jour et nuit, vie et mort, malheur et bonheur, début et fin, etc. Pour accomplir cette réconciliation, il se sert de la métaphore. Quelle place occupe la métaphore dans votre vie d’artiste ?

CO : J’ai grandi nourrie de peintures, d’images autant que de livres. Et en écoutant votre question, un lien puissant m’apparaît immédiatement entre l’image et l’écriture. Oui, la poésie figure. Oui, je suis assoiffée de ces « motifs », de ce qui dessine avec le poème la calligraphie secrète de notre rapport aux êtres et au monde. Lorsque je lis un livre, plus je sens cette profondeur, cette force d’écho des mots, plus je suis touchée. Cette phrase d’Henri Bauchau sur l’écriture dit beaucoup pour moi : « […] il faut avancer dans l’obscurité en se servant des traces confuses laissées dans la forêt, de ce qui reste de lumière. » Chaque instant est chargé de ces traces, pourvu que nous soyons assez présents pour les percevoir, les ressentir, les laisser peu à peu trouver leur place dans l’image qui émerge peu à peu sur la page. Ainsi les barrières disparaissent entre écrire et vivre, vivre et écrire. L’écriture est ce centre lumineux qui éclaire, non pas de façon naïve et béate, puisque ce qu’elle éclaire ce sont aussi nos ténèbres.

RD : Si l’on essaie de définir l’« action d’écrire », « écrire » contient en général une multitude d’activités et d’actes : inscrire, noter, consigner, tracer, marquer, composer, exprimer, avancer, soutenir, correspondre, produire, former, exposer, révéler, fixer, montrer, accoucher, communiquer, etc. Jules Renard recommandait à tout écrivain : « Il faut vivre pour écrire et ne pas écrire pour vivre ». Cécile, s’il vous plaît, depuis quand écrivez-vous et pour quelle raison ? Comment fut ce premier moment d’inspiration, cette découverte intime ?

CO : Quand j’étais enfant, on utilisait rarement le téléphone, sauf pour annoncer des nouvelles exceptionnelles. Les photos étaient en noir et blanc. De petits formats encadrés de blanc à la bordure dentelée qui piquait légèrement les doigts. On voyait de petites silhouettes lointaines, baignées de soleil, parce que c’était dehors et en été que ces photos étaient prises. Et on écrivait des lettres. Ces enveloppes qui arrivaient dans la boîte aux lettres étaient un événement. On se réunissait autour de la table pour les lire. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec la moitié de ma famille, grandissant un pied dans une réalité palpable, ordinaire, l’autre dans ce que je rejoignais à travers des mots écrits et quelques photos. Je n’oublie pas l’odeur de ce papier bleu et léger, ni ces pages recouvertes d’encre bleue et serrée, pour en dire le plus possible sur ces lettres prêtes à l’emploi qu’on appelait « aérogrammes » et « air letter » en anglais. L’écrit était une moitié de ma vie, de mon histoire familiale et j’ai, dès ces années, éprouvé la magie des mots, leur pouvoir d’émotion, les images qu’ils suscitaient en moi, leur écho qui continuait de se réverbérer dans ma rêverie.

RD : L’envie d’écrire un livre, peut-être ?

CO : J’ai eu très tôt envie d’écrire un livre. Je me revois assise dans un pré d’herbes hautes en été sur un petit banc. J’avais un cahier d’écolier sur les genoux et l’épaisseur de ces pages blanches quadrillées de bleu me remplissait d’un bonheur mêlé d’impatience. J’ai écrit un conte. Il y avait peu de mots, parce que je venais tout juste d’apprendre à écrire. Ces mots étaient entremêlés de dessins maladroits à l’encre de ces premiers stylos à bille. Plus tard, je me revois au même endroit, en été, avec un autre cahier de format plus grand, à petits carreaux. Je veux écrire un roman. C’est une histoire d’enfants dans un château et ce qui m’inquiète alors, c’est la façon de raconter, de décrire ce château. Je n’y arrive pas. Cela me semble si difficile et pourtant j’en ai tellement envie.

RD : À travers votre jeunesse, avez-vous eu des maîtres, des modèles littéraires ?

CO : J’ai toujours tant aimé franchir la barrière des langues en écrivant. J’aimais laisser les volets de ma chambre ouverts et ainsi me réveiller plus tôt pour lire alors que le monde autour de moi était encore calme, silencieux. Il y avait Jane Austen, Emily Brontë. Puis E.M. Forster, Virginia Woolf. Il y a eu Albert Camus. Au fur et à mesure que je voyageais, j’ai découvert le bonheur de visiter aussi les librairies d’autres pays, d’abord les librairies anglophones, en Grande-Bretagne, au Canada. Des moments d’exception où je suspendais mon souffle, tant j’avais peur d’oublier de chercher un titre et de ne pouvoir le retrouver ensuite, quand je serais de retour en France. J’étais envahie par une fébrilité et l’intense besoin de rester aussi longtemps que possible dans ces boutiques faites de livres. Puis j’ai lu aussi en allemand et je me suis enivrée d’autres librairies avec des livres dont même la couverture annonçait encore une autre culture, et d’univers passionnants à explorer. J’ai ensuite commencé à m’initier à la lecture en arabe, franchissant le seuil d’autres livres et d’une graphie toute nouvelle pour moi. Même lorsque je ne connais pas du tout la langue d’un pays, j’ai quand même ce besoin presque compulsif d’entrer dans les librairies, d’y respirer leur silence, de rêver sur les couvertures de livres dont les mots me restent fermés. Il y a quelques mois, j’étais à Casablanca pour la première fois et je me suis perdue dans le centre-ville. Pourtant, dès que j’ai vu la façade d’une librairie, j’ai été envahie par une sensation de joie paisible. Je suis entrée et je me suis à nouveau perdue, cette fois dans les livres, savourant cet oubli de soi qui gagne lorsqu’on s’abandonne à la lecture.

RD : Quels étaient les auteurs que vous n’aimiez pas ? Et aujourd’hui, quels sont ceux qui vous déplaisent encore ?

CO : Pour qu’un livre me plaise, il faut qu’il y ait la quête d’une écriture. Ces romans plus ou moins racontés m’ennuient. On raconte tous quelque chose. C’est banal, ordinaire. Ce qui est intéressant, c’est de rencontrer une écriture, une volonté de subvertir les formes, de les bousculer afin de rejoindre la singularité d’une voix. En poésie, je cherche une émotion. Une poésie trop sèche ne me touche pas. Si elle naît d’une authentique recherche, j’essaierai de la comprendre. Je la lirai, mais j’ai besoin qu’elle m’émeuve, qu’elle m’interpelle.

RD : Vous écrivez pour vous-même ou pour les autres ? Cela pour nous rappeler ce que Ionesco/u, mon concitoyen, lançait : « Il faut écrire pour soi, c’est ainsi que l’on peut arriver aux autres ».

CO : Cette phrase dit beaucoup de choses. En effet, il y a dans l’acte d’écrire un élan vers les autres et l’ardent désir d’une réponse, d’un dialogue qui serait initié par l’écrit. En même temps, je suis convaincue que l’on risque fort de s’égarer en gardant les autres devant soi lorsqu’on écrit. Il y a cette dimension intime et mystérieuse de l’écriture qui est une quête, un véritable espace que l’on parcourt et qui nous découvre à nous-mêmes. C’est un chemin que l’on suit et où chaque station, chaque texte semble dévoiler un nouveau versant qu’il faut ensuite traverser pour aller plus loin et poursuivre l’enivrante traversée. Cette traversée, on la fait seul(e) sous peine de faire fausse route, me semble-t-il. La rencontre avec les autres vient ensuite (ou ne vient pas…), plus tard, après coup.

RD : Selon Tahar Ben Jelloun, « écrire, c’est rendre compte de quelque chose que l’on a vécu et qui mérite de sortir du cadre personnel ». Vous écrivez de la poésie, vous écrivez des romans. Les sources d’inspiration seraient-elles les mêmes ? Quel genre vous représente le mieux ?

CO : La poésie naît pour moi d’une intimité particulière avec le monde, avec son souffle à peine audible, tout ce que recouvre et balaye la clameur, l’agitation. Je pense à l’eau de la vague troublée de sel et de sable qui brouille toute vision des fonds marins. Et puis, il y a ces instants où la marée s’éloigne. Des instants de contemplation, où l’inconnu surgit, même dans la mouvance de la brise et de la lumière. Intensité, clarté d’un contour… Cela ne veut pourtant pas dire que la puissance de la vague qui bouscule et remue n’ait rien à faire avec la poésie. Comme je l’ai dit tout à l’heure, l’effacement de soi pour laisser venir, l’écoute des rythmes secrets du monde et des mots, tout cela est primordial. Dans le roman, je ne peux renoncer à un rapport poétique aux mots. Le roman met d’autres choses en jeu et en scène, qui ont sans doute une dimension plus large, ancrée dans les sociétés du monde. Je dis les sociétés et je reste attachée à ce pluriel. En poésie, je suis dans une position de retraite, de solitude où chaque mot, chaque silence doit trouver sa densité, la singularité de son jaillissement. Ils portent leur gerbe de feu. À nous d’essayer de la rejoindre. Pour cela il faut beaucoup de travail et de patience.

RD : Vous qui avez tellement voyagé, est-ce que de nos jours les poètes sont devenus inutiles ? « Comment écrire de la poésie après Auschwitz ? » s’est interrogé Adorno. D’un pays à l’autre, le statut du poète change. Dans les pays de l’est européen, le rôle du poète est encore important dans la nouvelle société moderne. Et cela se passe de la même façon en Irlande, m’ont confié un bon nombre de poètes irlandais rencontrés au Festival International de Poésie de Ljubljana. Écrire de la poésie n’est pas chose honteuse ou clandestine comme c’est aujourd’hui plus ou moins le cas en France.

CO : J’ai été moi aussi très interpellée par ce rôle du poète lorsque je suis allée en Irlande et dans les pays de l’est européen. Je n’oublierai jamais mon premier voyage dans ces régions d’Europe Centrale pour un festival dont j’ai vu qu’il était retransmis en direct à la télévision. J’ai ressenti ce souffle poétique, l’acuité que prenait le langage, la musique des mots quand cela est vécu dans l’intensité du partage. Ce sont des occasions et des lieux où la poésie s’incarne avec une puissance presque palpable. Ces expériences sont pour moi inoubliables. Non, les poètes ne sont pas devenus inutiles, quelles que soient les difficultés que rencontrent les poètes pour se faire entendre. Ils sont porteurs du cœur des mots. Et souvent on entend citer des poètes, des poèmes dans la vie de tous les jours, par des gens qui n’écrivent pas de poésie. C’est un peu comme si, dans certaines circonstances, le recours au langage poétique s’imposait contre vents et marées. Et que dire de circonstances tragiques, de ces moments où certains disent avoir survécu en se récitant des poèmes ? Que dire aussi de ces rencontres entre poètes et philosophes, entre poètes et scientifiques ?

RD : L’écrivain doit-il avoir une pensée politique ? Laquelle ?

CO : La pensée politique interfère avec l’écriture. Nous sommes romanciers, poètes et ce que nous écrivons en tant que tels, ne doit pas relever de la pensée politique au moment où nous écrivons. Que notre regard d’écrivains ou de poètes soit attentif au monde et en éclaire les faces cachées, obscures et douloureuses, cela me semble en revanche très important… Mais cela n’est pas une pensée politique, c’est le jaillissement de l’écriture dans sa vérité, dans la clarté nécessaire pour lui donner une existence propre dans l’humain, dans l’universel. Cela n’empêche pas l’écrivain ou le poète d’avoir ses propres convictions politiques en tant qu’être humain au cœur de la cité, en tant que citoyen du monde. Mais au moment où l’on écrit, rien ne doit troubler a priori un acte qui est une quête, une traversée.


* Rodica Draghincescu : écrivaine bilingue (roumain-francais)

Une bibliographie... Cécile Oumhani

 À l’abside des hêtres (poèmes), Centre Froissart, 1995.
 Fibules sur fond de pourpre (nouvelles), Le Bruit des Autres, 1995.
 Loin de l’envol de la palombe (poèmes), La Bartavelle, 1996.
 Vers Lisbonne, promenade déclive (poèmes), Encres Vives, 1997.
 Des sentiers pour l’absence (poèmes), Le Bruit des Autres, 1998.
 Une odeur de henné (roman), Paris-Méditerranée (Paris) et Alif (Tunis), 1999.
 Les Racines du mandarinier, Paris-Méditerranée, 2001.
 Un jardin à La Marsa (roman), Paris-Méditerranée, 2003.
 Chant d’herbe vive (poèmes), Voix d’encre, 2003. Dessins de Liliane-Eve Brendel.
 Un livre d’artiste (poèmes), Philonar. Dessins de Liliane-Eve Brendel.
 À fleur de mots : la passion de l’écriture (essai), Chèvre-Feuille Étoilée, 2004.
 Demeures de mots et de nuit (poèmes), Voix d’Encre, 2005. Peintures de Myoung-Nam Kim, artiste coréenne.
 Plus loin que la nuit (roman), éditions de l’Aube, 2007.
 La Transe et autres nouvelles, collection « Bleu Orient », Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008.
 Le Café d’Yllka (roman), collection « Éclats de vie », éditions Elyzad, avril 2008.
 Au miroir de nos pas (poèmes), Encres vives, Collection Lieu, dirigée par Michel Cosem, décembre 2008.
 Temps solaire, III, Voix d’encre, octobre 2009. Gravures de Myoung-Nam Kim.

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