Ce devait un matin comme les autres. Le brouhaha de la rédaction du journal Le Soir qu’il dirigeait le rassurait quant à l’implication de ses collaborateurs. L’arôme de l’indispensable expresso lui titillait les narines. Les rituelles dépêches d’agence défilaient sur son écran... La routine apparente d’une profession qui devrait bannir ce mot du quotidien. Soudain, il écarquilla les yeux et avala d’un trait la goutte d’expresso restante ! Sur l’écran, son nom apparut : Yvon Toussaint. La dépêche, froide et concise comme se doit de l’être une dépêche l’informait qu’il venait d’être abattu dans un rue chaotique d’Haïti, devant la maison de sa maîtresse ! Lui qui, depuis des décennies, avait pisté et chassé les informations afin d’offrir à ses lecteurs les clefs d’un monde souvent crypté, se retrouvait interloqué, assis à son bureau, par la seule lecture de son nom ! Ce n’était pas un matin comme les autres...
- Yvon Toussaint
- Ph : Philippe Matsas / Opale pour Fayard
Yvon Toussaint s’est emparé à bras le corps de cette homonymie jaillissant à l’improviste dans sa vie. De ce qui aurait pu ne déclencher qu’un sourire de compassion ou quelques minutes de fouille virtuelle sur un moteur de recherche, le Yvon Toussaint bruxellois s’est inventé le prétexte à un voyage à la fois initiatique et introspectif sur les pas de l’autre Yvon Toussaint, le malheureux de la dépêche : médecin des humbles - et Dieu sait si Haïti en compte - sénateur de son île, joli-cœur de ces Dames plus qu’il n’en faut pour s’attirer des ennuis et adepte du vaudou qui restera à jamais un obscur sujet de débat et de polémique pour les rationalistes ! Aujourd’hui, le Yvon Toussaint bruxellois sait tout cela mais lorsqu’il prit son billet d’avion pour Port-au-Prince il ne savait rien de la vie de son homonyme. Saint homme ? Salopard parmi les salopards ? Type lambda s’étant trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ? Que lui en importait, un grand reporter dans l’âme ne refuse jamais une louche de piment dans l’inquiétante routine !
L’assassinat d’Yvon Toussaint est un OVNI ! Pour le lecteur s’entend ! Son auteur, lui, sait très bien où il a voulu en venir... Le lecteur s’attend à une enquête journalistique portraiturant un Yvon Toussaint haïtien. L’auteur lui propose un roman saupoudré de journalisme d’investigation. Le Bruxellois joue avec les frontières séparant les deux genres, celles que l’on croit marquées d’un trait gras et ajusté. Oui, mais voilà, on peut être un journaliste confirmé et respecté et s’asseoir sur les frontières ! Objectivité et subjectivité, réel et fiction mijotent ensemble dans un plat dont le dégustateur ne connait pas la recette exacte mais dont il se ressert avec gourmandise à chaque fois qu’une portion est ingurgitée !
- Yvon Toussaint
- Au café littéraire de Littératures Européennes à Cognac. France.
Les pages de l’histoire contemporaine d’Haïti s’égrainent au fil des rencontres qui mènent le Bruxellois sur les pas de l’Haïtien. Une histoire sans pitié pour ce peuple qui, jusqu’à cette année 2010, ne tire que les mauvais numéros à la loterie. Mais au-delà de cette découverte initiatique qui façonne le corps du roman (appelons le roman !) l’auteur oblige à nous interroger sur notre rapport à la lecture de la presse. Yvon Toussaint, le bruxellois, aime à provoquer ses interlocuteurs en lançant : « Si vous voulez comprendre le 20e siècle, lisez Kafka ou Beckett ! » Un grand reporter faisant l’apologie de la fiction, sous-entendant que l’honnêteté intellectuelle et l’approche des faits, dont doivent faire preuve les journalistes, ne sont pas la panacée... voilà qui relève d’une stupéfiante ouverture d’esprit ! Sans doute l’auteur tente-t-il par là de retrouver le chemin emprunté par ses glorieux anciens de la première moitié du 20e siècle que furent Albert Londres, Lucien Bodart ou les journalistes sportifs. Ceux qui pratiquaient un journalisme de terrain équipés d’une plume littéraire. Ceux dont la télévision a purement et simplement détruit la matrice ! Plus besoin de tenir le lecteur en haleine en romançant les événements quand on peut lui jeter à la figure une image animée forte et voyeuse ! En quête des origines de son homonyme, l’auteur s’est offert une cure de jouvence, envoyant balader avec gourmandise les contraintes du métier qui a rempli sa vie. En parlant d’Yvon Toussaint, l’Haïtien, n’a-t-il pas parlé de lui, le Bruxellois ? À vérifier !
EXTRAITS
- L’assassinat d’Yvon Toussaint
- Editions Fayard
Nous avons jeté un coup d’œil à cette bagnole, par acquit de conscience, mais il n’y avait rien d’intéressant. J’insiste, parce qu’après coup on a prétendu des choses absurdes, par exemple qu’on avait retrouvé dans la Honda le portefeuille de la victime, et son arme. Et puis quoi encore ? La carte de visite de l’assassin tant qu’on y était ! Ce que nous avions de mieux à faire, c’était de prévenir les supérieurs de Maljou. C’est ce que nous avons fait, et ils ont repris l’affaire...
Et qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?
Rien évidemment.
Pourquoi, évidemment ?
Parce qu’ils ne sont pas équipés pour ! Il ne faut pas leur jeter la pierre. La police scientifique, ici, on peut dire que c’est assez sommaire. On n’en est pas à récolter des ADN avec des petites éponges et des lamelles de verre.
À nouveau il s’esclaffe. L’idée de la police de Port-au-Prince équipée de petites éponges et de lamelles de verre le divertit.
Pourtant, il ne faut pas croire que nous sommes analphabètes. Nous savons bien que dans le cas d’un assassinat, il faudrait limiter au maximum les manipulations pour ne pas saloper les premiers constats. Prendre les mesures adéquates pour déterminer approximativement l’heure de la mort, ce qui est capital pour jauger les alibis. Recueillir des prélèvements de toutes sortes, décrire la plaie, les orifices d’entrée et de sortie du projectile, reconstituer la trajectoire entre le tireur et la victime, et la position de celle-ci au moment de l’impact, etc.
À l’évidence, l’officier de sécurité Sanson Louidor te récite le cours qu’il a suivi jadis dans une école locale de formation de la police. Il est lancé. Il ne te lâche plus :
Et puis, il faut photographier tout ce qu’on peut. Pour Yvon comme pour d’autres, il n’existe aucune photo officielle, je veux dire : faite par un service. Seulement des clichés de presse tirés n’importe comment. Si ça vous intéresse, je vous en donnerai. Comme cela, vous aussi vous pourrez voir à quoi il ressemblait, le cadavre d’Yvon Toussaint, couché en chien de fusil sur une plaque de ciment inondée de sang.
Et pas d’autopsie, évidemment ?
Vous rigolez ! Pourtant le président du Sénat de l’époque, qui était du parti d’Yvon, avait exigé du ministre de la Santé de sortir le corps de la morgue où on avait fini par l’emmener. Et sollicité du service de médecine légale de l’université d’État d’Haïti de pratiquer l’autopsie du cadavre.
Et alors ?
Il n’a jamais obtenu de réponse. Mais il faut dire qu’il n’en attendait pas.
(page 95, 96, 97)
Dans le vaudou, reprend Jean-François avec volubilité, le mort peut envahir le vif, mais pas l’inverse. Par exemple, pour ce qui vous concerne, Yvon pourrait mettre le grappin sur votre corps et votre esprit, mais il n’est pas possible que vous vous l’appropriiez, quoi que vous fassiez !
L’esprit du mort peut vous chevaucher, renchérit Ronald, et, ce faisant, prendre réellement possession de vous. S’il le décide, vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. Si vous ressentez des frissons ou des douleurs à la nuque, ce sera le signe qu’il est là, qu’il veut obtenir quelque chose de vous. Peut-être – je ne sais pas, je dis ça comme ça... - qu’il voudra que vous terminiez quelque chose qu’il a entrepris, vous passez le témoin...
Il regarde les autres, l’air égaré, comme s’il était était effrayé par les mots qu’il vient de prononcer.
Et Louis Tenior :
Il n’est pas exclu qu’il exige que vous soyez initié. Ni que vous soyez l’objet de malaise, d’étourdissements, que vous perdiez connaissance. Ce serait une façon d’établir le contact avec votre jumeau...
Tu tressailles. Tu te souviens de ton vertige, dans les couloirs du Sénat, mais, très vite, tu t’en veux de l’abandonner si peu que ce soit à ces sornettes. Tu reprends :
Mon jumeau ?
Oui, votre jumeau ou votre double. Mais on n’en sait rien, nous autres. On dit ça comme ça, c’est tout...
Depuis l’instant où ils ont évoqué le vaudou, une certaine tension s’est manifestée. Il ne faudrait pas leur donner l’impression que leur discours t’impatiente. C’est pourtant avec un brin d’agressivité que tu enchaînes :
Mais, dîtes-moi, si les loas ont approuvé le fait qu’Yvon fasse de la politique et que cette décision ait abouti à son assassinat, c’est qu’ils ne sont pas nécessairement de bon conseil ?
Ils se rembrunissent :
Peut-être, répond sèchement Jean-François. Mais ce doit être parce que Yvon n’a pas été suffisamment reconnaissant, alors qu’il jouissait de la projection des loas. Par exemple, il n’allait jamais leur rendre grâces à Léognane, un des faubourg de Port-au-Prince, là où son père les avait consultés à son sujet. Certains loas sont terriblement susceptibles, et leurs réactions d’une grande brutalité. Peut-être qu’Yvon a fait des promesses qu’il n’a pas tenues, ne serait-ce que par négligence. Si un loa ne l’a pas supporté, il a pu suspendre sa protection !
Sa voix se durcit :
Mais qui sommes-nous, qui êtes-vous pour juger de ce qui peut se passer entre un humain et un esprit ? Je ne me permets pas, moi, de juger ce des choses là. La mort est venue à ce moment là, c’est tout !
Il y a un silence. Ils se regardent tous trois, contrariés, comme si ce qui vient d’être dit était inopportun. (page 150, 151)
Au début, Yvon se contente , comme les plus volontaristes de ses confrères, de se jeter dans la bataille sanitaire au jour le jour, et nuit après nuit. C’est progressivement qu’il va élaborer non pas une doctrine, mais une sorte de vade-mecum dans lequel il esquisse une conception originale de son métier tel qu’il devrait se pratiquer sur un terrain aussi sensible. Il suggère par exemple la mise en place d’équipes polyvalentes spécialement adaptées à la situation. Ces escouades de jeunes médecins, d’agents médicaux et médico-sociaux, d’infirmières, sont itinérantes. Leur rôle, plus préventifs que curatifs. L’accent est mis modestement sur les vaccinations, les centres de nutrition, et surtout la prophylaxie sous toutes ses formes. Apprendre aux villageois à construire des fosses d’aisance éloignées des puits et des cours d’eau, édicter des règles sanitaires pour le commerce des aliments traditionnellement pratiqué à même le sol, enseigner les précautions élémentaires pour se prémunir des contagions, etc. : autant de conduites basiques, peu onéreuses, faciles à suggérer.
Le docteur Toussaint conforte aussi son intuition au sujet des médecines naturelles et rituelles. Il décrète que toutes celles qui n’entraînent aucun effet nocif doivent être admises, intégrées aux traitements et surtout considérées sans condescendance. Vociférer une formule magique héritée des ancêtres peut provoquer chez le patient un effet placebo. On ne peut donc radicalement proscrire de telles procédures. Et les décoctions des docté féty, les docteurs-feuilles, comme disent les villageois, sont assurément anodines pour peu qu’on en surveille de près l’ébullition. Sans compter que vivre en bonne intelligence avec des rebouteux fréquentables ne peut qu’être rassurant pour les malades. (page 183, 184)