francophonie, OIF, Francophonie, Organisation Internationale de la Francophonie, langue française, diplomatie culturelle, littérature, théâtre, festival, diversité culturelle, les francophonies

MENU
ZIGZAG en TUNISIE - Kairouan avec Faiçel et Meher.

ZIGZAG en TUNISIE - Kairouan avec Faiçel et Meher.

"La révolution a mangé ses enfants"

Adage bien connu : la Nature a horreur du vide. Ne pas ignorer les pauvres et repenser le rapport à la culture et à l’éducation, voilà comment, peut-être, éviter que le vide ne soit comblé par la violence.

12 novembre 2013 - par Arnaud Galy 
Kairouan, une ville à la douce atmosphère. - © Arnaud Galy
Kairouan, une ville à la douce atmosphère.
© Arnaud Galy
L’histoire musulmane de la Tunisie commença ici.
Ph : Arnaud Galy

Kairouan, c’est ici que l’arabisation et l’islamisation de la Tunisie ont commencé. C’était en 666. Éloigné de la mer qui effrayait les conquérants arabes, ce campement de fortune s’est peu à peu transformé en ville, ville Sainte qui plus est. En témoignent les longs murs de la Grande Mosquée dorés comme des makrouds et le fier minaret qui surplombe les ruelles blanches et bleues. En cette fin 2013, la première mosquée du Maghreb et sa ville agglutinée tout autour, plantées dans une steppe maraichère, sont à l’image du reste du pays, elles s’interrogent. Avec une douceur toute kairouanaise, Faiçel Bahrouni verse ses pièces au dossier qui pourrait s’intituler « qu’avons-nous fait de la révolution ? » Jeune conservateur du patrimoine, il est attaché à sa ville et à la richesse de son histoire mondialement reconnues par l’UNESCO. Historien de formation, musulman pratiquant, Faiçel Bahrouni, jongle entre le respect d’une tradition et d’une ligne tracées par la religion et un certain cartésianisme hérité de ses études. En septembre dernier il a été frappé par des policiers devant le ministère de la Culture. Son crime ? Venir demander à son ministre de mener une politique de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine de sa ville. Devant le refus d’un simple rendez-vous Faiçel Bahrouni s’est allongé devant la voiture du dit ministre afin de le contraindre à un échange. Échange de coups...

Kairouan, une ville à la douce atmosphère.
Ph : Arnaud Galy

Depuis la révolution, nous nous cherchons, ici à Kairouan comme dans toute la Tunisie. Ce pays a toujours pratiqué son propre Islam. Une pratique tolérante au sein de la famille. Aujourd’hui, on veut nous imposer un modèle extérieur. Un modèle rigide ? Oui, mais la Tunisie a toujours su accueillir et respecter tout le monde. Savez-vous qu’au 7e ou 8e siècle de l’Hégire, les Juifs ont trouvé refuge et protection ici ! Aucun indice ne montre la moindre menace contre eux à cette époque ! Arabes, Berbères et Juifs ont toujours vécu ensemble. À une époque lointaine, les musulmans recevaient la consigne d’aller acheter leur viande chez les bouchers juifs afin que ceux-ci aient les moyens de vivre, il se disait même qu’épouser une femme nègre, selon le vocabulaire en vigueur, était bon pour la santé... Encore aujourd’hui, l’étranger ne connait aucun problème ! Pourtant l’Islamisme inquiète, non ? Vous savez, je vais à la mosquée, mais l’Islamisme n’est pas pour moi. Il faut bien choisir sa mosquée... Et puis les gens instruits ne se tournent pas vers l’Islamisme. Le terreau qui fait prospérer les Salafistes est bien connu, c’est la misère. Il suffirait d’une amélioration des conditions de vie pour que le problème de l’Islamisme soit résolu en Tunisie. Alors, pourquoi le peuple tunisien a-t-il élu leurs représentants ? Le résultat du vote est logique. Les autres partis ont axé leur discours sur les grandes valeurs comme le libéralisme, la démocratie, le droit, la liberté... alors que les islamistes ont touché au cœur du problème en parlant de la pauvreté et des besoins élémentaires, se nourrir par exemple ! Mohamed Bouazizi ne faisait pas de politique, il cherchait simplement à vivre ! Quel courant soutenez-vous ? Aucun parti. Je souhaite une révolution sociale qui s’appuie sur les pauvres et s’adresse aux pauvres. Ces gens sont exclus du débat. Dans les médias, seuls les intellectuels et les religieux s’expriment. Il faut immédiatement que l’État s’intéresse aux régions, aux campagnes et à leurs habitants. Sinon, il y aura d’autres Mohamed Bouazizi. La politique politicienne a fait son temps ! Je pense qu’il faudrait que la presse cesse de se faire l’écho de l’échec du gouvernement et d’Ennahdha. Il faut cesser ce buzz qui cache la forêt des vrais problèmes. La forêt de la pauvreté ? Oui. Mais les paysans et les pauvres ne se mobiliseront pas. Quand on gagne une poignée de dinars chaque jour on ne peut se permettre de perdre une journée de travail ! Il faut créer un mouvement collectif qui porte leur parole. Ce mouvement n’existe pas. Comment voter ? Je n’ai pas voté le 23 octobre, car les gens de Ben Ali étaient toujours en place. Maintenant la machine benaliste s’est agglomérée avec la machine islamiste. Une révolution pour rien ? Presque ! On a grappillé quelques libertés... Je pense à Mohamed Bouazizi et aux autres, morts pour presque rien. Tout cela patine. Ben Ali a été expulsé, mais il n’y a pas de vent nouveau et quand je vois les anciens Benalistes faire la tournée des plateaux de télévision pour philosopher sur la notion de liberté je suis en colère... ! Votre Islam personnel est-il un outil pour que vienne ce vent nouveau ? La religion musulmane m’aide à garder espoir, elle est faite pour cela. Elle a toujours su s’adapter aux différents pays où elle est pratiquée. Jamais l’Islam n’a été le même en Arabie Saoudite et en Tunisie. Il doit être la base de notre vivre ensemble. Même avec les Salafistes ! Je peux prier avec eux, essayer de discuter, de converser... essayer.


Faiçel Bahrouni décrivant "son Kairouan" à Nelly Vranceanu de l’équipe de ZigZag.
Ph : Arnaud Galy

8 heures du matin. Déjà 3 heures que le muezzin a lancé son premier appel. La terrasse du café est comble. Des hommes, rien que des hommes et un gamin de 12 ans tout au plus qui ramasse les verres à café en slalomant de table en table. Il encastre les verres les uns dans les autres, sa main droite appuyée sur la cuisse soutient le premier verre débarrassé, sa main gauche lui frôle les cheveux. Entre les deux, des dizaines de verres forment une colonne vertébrale rigide et souple à la fois. Le gamin est un as, dommage qu’il ne soit pas à l’école...

Faiçel Bahrouni a donné rendez-vous à son ami Meher Mohdhi. Les deux hommes partagent idéaux et amitié. Meher passa quelques mois en prison juste après la révolution pour avoir jeté à la figure d’un politicien lambda du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (ancien parti de Ben Ali) un dégage un brin virulent. Mais le vrai combat de Meher est le théâtre. Souvent nous proposons des projets au ministère de la Culture, mais rien n’est jamais retenu. Au-delà de Tunis, Bizerte et Sousse rien n’est jamais retenu ! Même à Tunis, les quartiers pauvres sont oubliés... il n’y a pas de cinémas à 100 mètres de l’avenue Bourguiba. Et depuis la révolution ? Nous multiplions les tentatives, nous proposons des actions autour du théâtre, de la poésie ou du cinéma, nous faisons avec nos moyens, mais ne ne sommes pas soutenus. Pourtant la population participe à la moindre action. C’est pourquoi je veux rester travailler à Kairouan, il faut remplir le vide dans lequel se trouve la société, il faut le remplir par la culture, sinon il se remplira par la violence, le terrorisme et l’islamisme. Cela donne quoi sur le terrain ? Nous n’avons pas de cadre ! Nous devons aller au contact dans les quartiers de Kairouan, dans les marges. Vous n’imaginez pas la pauvreté ! La population est étouffée par la politique du luxe et de l’intérêt personnel alors qu’elle est écrasée par la pauvreté et l’insalubrité. Ici, 25 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté et ils n’aspirent qu’à une seule chose : que quelqu’un améliore leurs conditions de vie. Et vous les artistes ? Beaucoup d’activistes des milieux de la culture sont en prison. Des jeunes cinéastes et des rappeurs qui ont cru pouvoir s’exprimer après la révolution. Mais le système n’a pas changé et ils sont en prison ! Je crois au dialogue, sincèrement, mais nous avons attendu le dialogue au-delà du raisonnable. Il faut agir, se mettre en danger est parfois inévitable. On ne négocie pas avec la pauvreté. On ne discute pas avec ce système. Avez-vous voté ? Non. Le système n’avait pas changé et la révolution n’avait rien apporté. Qu’est-ce qui pourrait vous conduire à voter ? Que nous sortions de ce nœud politique. Par exemple que le système économique soit discuté. Les choix faits par Ben Ali n’ont pas été discutés, ils ont été prolongés. Si le pays débat autour de la culture et de l’économie je pourrais aller voter, mais là nous n’avons fait qu’une tambouille politique ! Le 23 octobre 2012, après les élections, nous avons changé les comédiens, mais pas le scénario... je sais que si une nouvelle révolution éclate, dans 2 , 3 ou 4 ans, elle sera incontrôlable, la dernière a mangé ses enfants... Vous, votre avenir ? Je suis conscient que notre génération – il se tourne vers Faiçel – est foutue. Nous devons travailler pour la suivante. Il faut libérer le système éducatif, le reconstruire, donner des outils aux enfants pour qu’ils sachent penser. La démocratie doit se cultiver, elle ne se construit pas en une nuit. Pour le moment nous vivons un simulacre de démocratie, ceux qui parlent à la télévision ou dans les sit-in à Tunis ont trahi la révolution aidés par le matraquage médiatique qui maintient le système en place...

Pour la troisième fois, l’as passe devant la table, ses doigts crispés sur une colonne de verres tachés de café. Presque sans s’arrêter il saisit deux verres sur la table derrière Meher Mohdhi et disparaît. À cette table des types, l’œil glaçant, n’ont pas perdu une miette de la discussion. Le bon vieux temps des indics n’est pas loin, semble-t-il !


Meher Mohdhi et la NSA tunisienne !
Ph : Arnaud Galy

Partagez cette page sur votre réseau :

Précédents Agora mag