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ARMENIE - Les contrecoups du conflit en Ukraine

ARMENIE - Les contrecoups du conflit en Ukraine

Le 24 février, la Russie a envahi l’Ukraine. En réponse à cette agression, la politique de sanctions menée par l’Europe et les États-Unis a déjà des conséquences sur les pays dépendants de la Russie, sans pour autant qu’ils aient pris part au conflit. C’est le cas de l’Arménie, où la situation est très inquiétante tant sur le plan économique que sécuritaire : depuis quelques jours, les tensions militaires s’intensifient au Haut-Karabagh, tandis que certains médias affirment que des troupes auraient été envoyées en Ukraine depuis la 102e base militaire russe de Gyumri.

Erevan - © Arnaud Galy - Agora francophone
Erevan
© Arnaud Galy - Agora francophone

Ici, l’armée russe garde les frontières et est chargée d’arbitrer le cessez-le-feu venu mettre un terme, précaire, à la guerre opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie à l’automne 2020, qui fit plusieurs milliers de morts. En envoyant quelque 3000 gardiens de la paix, la Russie a affirmé une fois de plus sa domination historique dans cette région stratégique où son affaiblissement pourrait avoir des conséquences sur les équilibres en place.

Depuis quelques semaines, l’Arménie semble être devenue une terre de refuge pour nombre de Russes, mais aussi d’Ukrainiens et de Biélorusses contraints de fuir leur pays. Membre de l’Union Économique Eurasiatique (UEE) depuis 2015, avec la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et le Kirghizstan, l’Arménie n’exige ni visa ni permis de travail pour les ressortissants de cette zone de libre-échange. C’est ce qui a permis à Anna, interprète et professeure d’anglais, mais aussi à P., journaliste, de prendre l’avion pour Erevan avec leur passeport intérieur (l’équivalent d’une carte d’identité). Par ailleurs, le partage de la langue russe, héritage de la période soviétique, facilite l’installation de ces migrants.

Sur Telegram, des réseaux d’entraide se sont formés. Il existe au moins deux chaînes qui regroupent chacune plus de 16 000 personnes échangeant, entre autres, au sujet des possibilités d’hébergement et d’emploi en Arménie. Certains s’inscrivent sur ces groupes avant leur départ, en prévision de leur exil. C’est via l’un de ces réseaux de solidarité que nous avons pris contact avec les personnes qui ont accepté de témoigner ; leurs prénoms ont été modifiés pour des raisons de sécurité.

Anna a quitté Moscou pour Erevan le 11 mars avec toute sa vie contenue dans une valise. Une décision difficile pour cette femme d’un âge avancé, qui s’est sentie plus que jamais en danger dans son pays. « Je suis terriblement désolée pour le peuple ukrainien. Je suis choquée et désemparée par la guerre, j’aimerais me rendre utile, envoyer de l’argent, donner mon sang, mais pour le moment je ne peux rien faire. Je réussis au moins à garder un contact avec mes amis en Ukraine  », nous confie-t-elle.
Anna est venue seule, prétextant devoir réaliser des soins dentaires en Arménie. Elle ne connaît personne ici, mais elle prévoit de rester, car il lui semble impossible de retourner à Moscou. Aujourd’hui, elle a retrouvé la sécurité, tandis que certains Russes exilés en Arménie continuent de se cacher. « Depuis que je suis ici, j’arrive au moins à dormir et manger, ce que je ne parvenais plus à faire depuis le début de la guerre », dit-elle.

La vague migratoire compterait plus de 50 000 personnes à la mi-mars, ce qui est considérable pour un pays de moins de trois millions d’habitants. La première semaine du conflit, une quarantaine d’avions arrivaient chaque jour de Russie. Les rues de la capitale se sont sensiblement densifiées d’une nouvelle population composée en grande partie de jeunes Russes, aux allures urbaines et alternatives. On recense parmi eux, des programmeurs, graphistes, designers, ayant la possibilité de pratiquer le télétravail, ou s’étant fait embaucher dans le secteur des technologies de l’information (IT) bien implanté sur le territoire arménien. Dans le même temps, nombre d’entreprises internationales ayant jusqu’à présent des bureaux en Russie s’y relocalisent.

Nous avons aussi été contactées par des journalistes n’ayant plus la possibilité de pratiquer leur métier dans leur pays : c’est le cas de P. qui s’est fait arrêter il y a quelques semaines à Saint-Pétersbourg pour avoir participé à un rassemblement contre la guerre et tenté de photographier l’arrestation d’une mère et sa fille de six ans. La police l’a insulté de traître et sous-entendu qu’il était payé par l’Ukraine. Il estime avoir eu de la chance lors de sa garde à vue, car il n’a pas été victime de violences, mais « seulement  » humilié et privé de sommeil et de nourriture. Il nous raconte que de nombreux journalistes ont été arrêtés pour des raisons absurdes. Son ami A., photoreporter avec qui il a fondé un média indépendant d’opposition, est resté en Russie, assumant : « Ce n’est pas tous les jours que le fascisme s’installe dans votre pays, il faut le photographier ». Si P. est inquiet pour son ami, pour lui, ça ne fait pas de doute : il ne remettra pas les pieds en Russie tant que Poutine est au pouvoir. Déjà en 2014, il avait été contraint d’interrompre ses études de journalisme pour avoir, dans le cadre d’un devoir universitaire, exprimé des opinions critiques sur le traitement médiatique de l’annexion de la Crimée. Selon lui, « la plupart des gens qui sont au courant de la guerre s’en vont, mais nombreux sont ceux qui, victimes de la propagande des grands journaux, ne sont pas conscients des proportions de l’agression. »

M. est aussi journaliste, il vient de Krasnodar. Il travaille pour un autre média indépendant d’opposition, dont l’objectif est de résister à la propagande, mettant en avant les actions pacifistes des citoyens opposés à la guerre. « Aujourd’hui, en Russie, il est interdit d’employer le terme de “guerre”. C’est horrible. Les autorités imposent l’expression “opération militaire spéciale”, pour faire croire que la Russie ne s’attaque qu’aux infrastructures militaires en Ukraine, mais tout cela est évidemment faux, et les images le montrent. » M. a pris la décision de partir du jour au lendemain, après que la police s’est présentée à son domicile avec l’intention de l’arrêter. « Je n’ai pas prévu de rester longtemps en Arménie, car je sais que je ne pourrai pas trouver de travail ici. Les journalistes, dont la langue de travail est le russe, devront trouver un nouveau métier. J’espère que je pourrai bientôt rentrer, peut-être dans quelques semaines. J’ai rencontré ici beaucoup de Russes qui ont fui, car il n’était plus possible de vivre en Russie. Et je suis reconnaissant envers les Arméniens qui font la différence entre Poutine et le peuple russe, ils comprennent pourquoi nous sommes ici et sont bienveillants. »


L’immobilier déjà touché

Pourtant, les conséquences se font déjà sentir pour les habitants. Dès les premières semaines de la guerre, les prix des loyers en Arménie ont augmenté de 20 à 50 % ; certains propriétaires profitent du contexte de guerre et du pouvoir d’achat des nouveaux arrivants pour expulser leurs actuels locataires. La contestation monte et certains appellent à une régulation des pratiques de location, au moyen de conférences de presse afin d’alerter le gouvernement, ou encore en créant des chaînes Telegram de solidarité. Cependant, les plus précaires et les plus isolés sont déjà victimes de ces pratiques d’augmentation sauvage.
Outre le problème majeur du logement, le prix des produits de consommation courante avait déjà augmenté de 12 % en 2021, quand le salaire moyen en Arménie stagne à 350 euros par mois. De plus, la Russie a prévu de stopper ses exportations de blé vers l’UEE afin d’éviter des pénuries sur son territoire. Or, l’Arménie dépend à 90 % de la Russie pour son approvisionnement en blé, tant pour la consommation que pour nourrir son bétail, laissant augurer une crise alimentaire majeure.

Une situation qui ne manque pas d’alerter P. S’il est rassuré d’être en Arménie, qu’il compare à la Suisse parce qu’elle est restée neutre, il est néanmoins conscient que cette neutralité est liée à sa dépendance économique et militaire à la Russie, et que la vague migratoire a des conséquences néfastes sur l’immobilier. « C’est injuste que des personnes se fassent expulser de leur appartement. Ce qui est tragique, c’est que le peuple arménien souffre directement de la guerre en Ukraine. »
Cette augmentation concerne aussi le prix des billets d’avion, qui ont atteint un niveau exorbitant. Il faut désormais compter environ 1000 $ pour un aller simple Moscou-Erevan, cinq fois plus cher qu’en temps normal. Cela rend notamment le retour quasi impossible pour nombre d’émigrés arméniens travaillant en Russie. Cette migration de travail majoritairement masculine s’était intensifiée durant les années « sombres et froides » - telles que les Arméniens qualifient les années de chaos suivant la chute de l’URSS - pour pallier la précarité du pays, du travail, du système social. Or, les revenus de ces hommes, qui faisaient vivre leurs familles, se tarissent désormais avec la chute du cours du rouble. De nombreux foyers arméniens bénéficiaient de ces remises provenant de Russie, qui représentaient jusqu’à l’an dernier 80 % des entrées d’argent étrangères vers des comptes arméniens.

Pavel confirme ironiquement : « Si tu as assez d’argent pour acheter le billet d’avion, c’est que tu es riche. » Il est arrivé à Erevan le 16 mars avec son partenaire, Dmitri. Les deux jeunes programmeurs de 23 et 27 ans affirment que la division du peuple russe a atteint son paroxysme avec la guerre en Ukraine. Pour la génération traumatisée par la chute de l’URSS et le chaos des années 1990, la priorité est la « stabilité », tandis que la nouvelle génération lutte pour ses libertés. « C’est comme si nous vivions dans deux mondes parallèles : d’un côté, il y a ceux qui croient à la propagande du gouvernement, et de l’autre ceux qui s’informent via des médias indépendants. Cette division affecte les relations avec nos familles », confie Pavel. Dmitri ajoute qu’avec la guerre en Ukraine, le gouvernement tente d’unir le peuple et de se débarrasser définitivement des opposants, en détournant l’attention des problèmes économiques internes qui minent la Russie depuis plusieurs décennies.

Les deux jeunes hommes vont tenter de rejoindre l’Espagne, où ils ont entendu parler d’un lieu accueillant pour la communauté LGBT. Il faudra pour cela qu’ils obtiennent une carte de résident, leur permettant ensuite de faire une demande de visa Schengen auprès d’une ambassade européenne en Arménie ; une procédure qui risque de prendre plusieurs mois. En attendant, le couple compte bien, hors de Russie, retrouver sa liberté d’expression : « Nous avons l’intention d’aller bientôt en Géorgie pour participer aux manifestations anti-guerre », nous dit Dmitri.
Nos interlocuteurs sont conscients de la haine anti-russe grandissante en Europe. Celle-ci atteint même les cercles privés et compromet parfois leurs amitiés. Ils ont l’espoir que leur témoignage pourrait contribuer à apporter de la nuance au sein de la guerre médiatique.

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