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CANADA / ALBERTA - La fièvre du pétrole risque de rendre malade la nature

CANADA / ALBERTA - La fièvre du pétrole risque de rendre malade la nature

Par Antoine Dion-Ortega et Pierrick Blin, partenariat avec le mensuel suisse La Cité

La province enclavée de l’Alberta, dans l’Ouest canadien, tente par tous les moyens d’expédier son pétrole vers les marchés internationaux. De tous les projets, le plus imposant, baptisé Énergie Est, traverserait la quasi totalité du territoire canadien. Mais les deux tiers des Québécois s’opposent à ce projet. Nous avons suivi en camping-car
ce parcours contesté.

6 juillet 2015 - par La Cité 
 - © Valérian Mazataud agence hans lucas
© Valérian Mazataud agence hans lucas

Situé à une heure et demie à peine à l’Est de Montréal,le lac Saint-Pierre ressemble à un dédale marécageux. Dernière réserve d’eau douce du fleuve Saint-Laurent avant son entrée dans la mer, il réunit à lui seul la moitié de ses milieux humides. Classé réserve de la biosphère par l’UNESCO en 2000, il constitue une halte majeure pour quantité d’oiseaux migrateurs, abritant la plus grande héronnière à l’Est de l’Amérique du Nord.
Pourtant, depuis que le transporteur albertain TransCanada a soumis aux autorités canadiennes le tracé du projet d’oléoducs Énergie Est en octobre 2014, une ombre plane sur ce havre de biodiversité. La ligne proposée passe à moins de quatre kilomètres de sa rive nord et croise sept de ses affluents. La perspective d’une fuite dans ce tuyau d’un mètre de diamètre est intolérable pour Pierre Latraverse, président du conseil d’administration de la Zone d’intervention prioritaire du lac Saint-Pierre : « Le pétrole qui pourrait fuir dans ces rivières ne serait pas évacué par le canal de navigation du fleuve, les eaux ne se mélangeant pas », explique-t-il. « La pollution se concentrerait plutôt sur la berge et dans les marais, contaminant toute la chaine alimentaire. » C’est tout un mode de vie qui s’effondrerait : certains pêcheurs commerciaux fréquentent le lac depuis dix générations.

Mais l’esturgeon, la perchaude ou l’oie des neiges ne font pas le poids sur l’autoroute du pétrole. Avec les projets de pipeline Keystone XL (vers le Sud) et Northern Gateway (vers l’Ouest) politiquement bloqués depuis des années, l’industrie pétrolière albertaine n’a d’autre choix, si elle souhaite écouler sa production sur les marchés internationaux, que de se tourner vers l’Est et le bassin atlantique — augmentant d’autant la pression sur le Québec et le Nouveau-Brunswick, mais aussi sur l’Europe.

Un risque qui va durer 40 ans

En effet, le 5 février 2015, le Parlement européen a définitivement ouvert la porte au pétrole issu des sables bitumineux canadiens en adoptant une version révisée de la Directive sur la qualité des carburants. La première mouture, qui estimait le brut bitumineux de 22% plus polluant que le conventionnel, n’aura donc pas survécu aux intenses tractations — et surtout au lobby pétrolier — entourant l’Accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada.
Le brut bitumineux a d’ailleurs déjà fait une timide apparition sur le marché européen en mai 2014, des cargaisons ayant été observées en Espagne, en Italie, en France, en Irlande et au Royaume-Uni.
Le feu vert européen a été reçu comme une victoire par TransCanada, qui souhaite abreuver tout le marché atlantique dès 2020. Énergie Est transporterait jusqu’à 1,1 million de barils du terminal d’Hardisty, en Alberta, à celui de Saint-John, au Nouveau-Brunswick, soit une distance totale de 4500 km. C’est, de loin, le plus important projet d’oléoduc de toute l’Amérique du Nord. à lui seul, il pourrait satisfaire près de cinq fois la consommation de brut de la Suisse.
Le problème, c’est que sur ces 4500 km, pas moins de 1580 km d’oléoduc devront être construits, dont les deux tiers dans les provinces de l’Est du pays. Au Québec, Énergie Est s’étendrait sur 732 km avant de descendre au Nouveau-Brunswick sur 406 km, traversant au passage un total de 970 cours d’eau, dont le fleuve Saint-Laurent lui-même. En plus des impacts de sa construction sur le patrimoine naturel des deux provinces, il poserait un risque permanent pour des centaines de milliers de Canadiens tout au long de ses quarante années d’existence.

À quelque 280 km au Nord-Est du lac Saint-Pierre, on traverse le cœur touristique du Bas-Saint-Laurent, sur la rive sud de l’estuaire : c’est Kamouraska, région pittoresque immortalisée par l’écrivaine québécoise Anne Hébert en 1970. Depuis l’âge de 17 ans, Claudie Gagné en parcourt l’estran [1] à la recherche de plantes marines comestibles, telles la salicorne ou l’épinard de mer. Originaire de la région, elle a fondé Les Jardins de la Mer en 2000. Elle vend depuis des herbes fraiches et séchées aux plus prestigieux restaurants de Montréal et de Québec.
Claudie n’a pas besoin d’un dessin pour comprendre les risque qu’une nappe de pétrole fait courir à ses chères battures (estrans) : inondées à marée haute, celles-ci recueillent à marée basse tout ce qui se trouve à la surface de l’eau. « Je sais qu’en eaux froides, le pétrole reste là vraiment longtemps », dit-elle. « Ce n’est pas comme dans le golfe du Mexique, où les bactéries viennent aider à la désintégration. » Or, Énergie Est passerait à moins de vingt kilomètres dans les terres, traversant chacun des affluents du fleuve. Une fuite finirait forcément par aboutir sur les rives. C’est afin de protéger son commerce que Claudie — qui n’avait jusqu’alors rien d’une « militante environnementaliste » — inscrit désormais sur chacun de ses pots : « Produit menacé par le développement pétrolier dans le Saint-Laurent. »
Il est vrai que les chiffres en matière d’oléoducs n’ont pas grand-chose de rassurant au Canada. Entre 2000 et 2012, le taux d’incidents sur les 70 000 kilomètres de lignes nationales a doublé, leur nombre passant de 45 en 2000 à 142 en 2011. Pire, parmi ceux-ci, la proportion de fuites a triplé. Et c’est sans compter les oléoducs provinciaux, qui totalisent 760 000 kilomètres !

Prévisions de fuites calamiteuses

TransCanada a pesé lourd dans ce triste bilan. Sur les 1047 incidents dénombrés durant la période, plus de 240 lui sont attribués. Et rien n’indique que les choses s’améliorent avec le temps. Un an après sa mise en service en 2010, le premier tronçon de l’oléoduc Keystone, entre l’Alberta et l’Oklahoma, comptait déjà douze fuites, dont une de près de 80 000 litres au Dakota du Nord. La société de Calgary prévoit d’ailleurs que la nouvelle ligne d’Énergie Est devrait connaitre en moyenne une fuite tous les deux ans. Certes, il s’agirait dans 95% des cas de fuites inférieures à 160 000 litres (environ cinq camions-citernes), mais les provinces de l’Est devront s’y faire : les oléoducs, ça fuit. Reste à savoir où et quand. Bref, pour les communautés locales, Énergie Est représenterait, pour les 40 ans à venir, une véritable roulette russe.
À une demi-heure de route de Kamouraska, l’oléoduc quitte la rive sud du fleuve Saint-Laurent et bifurque vers l’Est. S’enfonçant dans les terres, il croise sur son chemin le parc national du lac Temiscouata, l’un des derniers-nés de la Belle province. Cinq ans à peine après sa création en 2009, le parc de 175 km² a appris que l’oléoduc passerait à moins de six kilomètres de sa rive sud. Un déversement de pétrole dans un de ses affluents ne mettrait que quelques heures à atteindre le lac, selon Michel Grégoire, directeur de l’organisme de bassin versant du fleuve Saint-Jean.
En plus de sa vocation touristique, le lac constitue la source d’eau potable de plusieurs villages riverains. « Je ne sais pas comment on pourrait chiffrer ça, une prise d’eau d’une telle qualité pour 3000 personnes », s’interroge M. Grégoire. Lorsqu’il entend TransCanada affirmer que son oléoduc sera neuf et donc plus sûr, l’homme y va d’un haussement d’épaules : « Il va rester neuf combien de temps ? Dans vingt ans, il aura... 20 ans ! Quand on va le léguer à nos enfants, il ne sera plus neuf. »

Surtout, il semble qu’il y ait de sérieuses limites à ce que les technologies de sécurité peuvent accomplir. Dans ses annonces, TransCanada vante régulièrement son système de détection de fuite, qui surveillera en permanence la pression et l’équilibre de masse dans l’oléoduc. Or, l’histoire récente démontre que ces logiciels détectent rarement les fuites. Selon l’agence d’information américaine InsideClimateNews, entre 2002 et 2012 aux États-Unis, seuls 5% des fuites ont été détectées par les systèmes informatiques, 22% ont été rapportées par le public et 62% par des employés qui se trouvaient là par hasard. Même pour les fuites de grands tonnages (plus de 160 000 litres), pourtant réputées plus faciles à détecter, 80% sont passées sous le radar !

Systèmes de détection

Il ne faut pas s’attendre à une meilleure situation avec Énergie Est, à en croire Richard Kumprewicz, président d’Accufacts, une firme américaine de consultants en oléoducs : « Je doute que leur système de détection, même s’il est conforme aux règles canadiennes, sera en mesure de détecter des fuites », explique-t-il. « Cela créé une illusion de sécurité qui, dans les faits, n’existe pas. Les oléoducs de l’Amérique du Nord sont encombrés de systèmes de détection qui génèrent beaucoup trop de fausses alertes, et quand vous en avez une vraie, elle est ignorée. » Au Michigan en 2010, il avait fallu 17 heures au transporteur Enbridge pour confirmer un déversement dans la rivière Kalamazoo, les multiples alarmes lancées par son système de détection ayant toutes été négligées. Résultat : 3,3 millions de litres de bitume dilué s’étaient écoulés. Bref, il s’agira d’ouvrir l’œil, et le bon.
Même là ou l’oléoduc ne traverse pas de cours d’eau, son emprise sur le paysage reste problématique. À la frontière du Nouveau-Brunswick, la Zone d’exploitation contrôlée (ZEC) Owen — vaste territoire de chasse de 615 km² — tente depuis deux ans de diversifier son offre au-delà de la traditionnelle chasse à l’orignal, ajoutant à son arc la randonnée pédestre et bientôt le canot-kayak. Pourtant, jamais son directeur général Danny Beaulieu n’aurait pu imaginer qu’elle servirait également un jour de lieu de transit pétrolier.
Au printemps 2015, des arpenteurs sont venus entamer des études préliminaires sur le tracé d’Énergie Est, rasant au passage un long couloir dans la forêt. L’oléoduc traversera la ZEC sur douze kilomètres, ce qui implique de déboiser un couloir de soixante mètres de large pour la construction, puis une emprise permanente de trente mètres au sein de laquelle aucun arbre ne sera toléré.
TransCanada prévoit aussi d’installer une station de pompage, ajoutant ainsi à ses exigences une clairière déboisée de trois cents mètres de diamètre. Des bouleversements qui ne plairont certainement pas aux quelque 700 chasseurs de la ZEC. « Les chasseurs dérangés voudront changer d’endroit », craint M. Beaulieu. La ZEC étant seulement gestionnaire des terres publiques, elle n’a pas son mot à dire sur le projet.
Quittant les rives du Temiscouata, nous entrons au Nouveau-Brunswick, une des « provinces pauvres » du Canada, où le projet trouve davantage d’appuis qu’au Québec. C’est le cas à Grand-Sault, une ville de 5700 habitants surtout connue pour ses majestueuses chutes de septante mètres de hauteur. En 2014, pas moins de 50 000 visiteurs sont venus les contempler, une manne touristique qui a contribué pour près de 40% à l’économie locale, selon le maire Richard Keely. Pourtant, la municipalité n’a pas bronché en apprenant que l’oléoduc Énergie Est traverserait un affluent du fleuve Saint-Jean, juste en amont de sa cascade. Elle s’est même déclarée favorable au projet. Le simple fait que TransCanada soit une « société canadienne » suffit à convaincre le maire du bien-fondé de ce projet, qui ne créera pourtant que peu ou pas d’emplois dans sa commune.

Le garde-manger de la baleine noire

Un discours qui jure avec celui de la ville voisine d’Edmundston, à cinquante kilomètres en amont de la rivière Saint-Jean. Son maire Cyril Simard, géographe et amateur de vélo de montagne, s’est fait connaître lorsqu’il a forcé TransCanada à revoir le tracé de son pipeline : il passait trop près de la prise d’eau de sa ville et ses 16 000 habitants.
Selon un sondage paru en octobre 2014, les Néo-Brunswickois étaient plus nombreux que les Québécois à donner leur appui au projet, mais c’était avant le déversement de mai 2015 à Santa Barbara, en Californie, où près de 400 000 litres de brut se sont échappés à la suite de la rupture d’un oléoduc. C’était aussi avant que le géant pétrolier Irving — dont les installations serviront de terminal maritime au pipeline — se fasse épingler pour avoir passé sous silence une vingtaine de « situations d’urgence » depuis 2012, dont un déversement de 477 000 litres en avril 2014.
Alors, les regards se tournent de plus en plus vers la Baie de Fundy, connue pour ses marées parmi les plus hautes au monde. Si le projet Énergie Est va de l’avant, on estime qu’une centaine de pétroliers par an viendront s’approvisionner en bruts de l’Ouest au terminal d’Irving à Saint-John. Or, la baie est reconnue comme le garde-manger estival de la baleine noire de l’Atlantique Nord, l’un des cétacés les plus menacés de la planète.
Les marées de Fundy sont si hautes qu’on en ressent les effets jusque dans le fragile écosystème des marais de la rivière Kennebecasis, à cinquante kilomètres au nord. D’une superficie de 20 km², ces marais abritent une faune impressionnante, incluant le balbuzard, le pygargue à tête blanche, le rat musqué, le vison, la loutre... et même l’anguille, qui vient y vivre après son éclosion aux Bermudes. Or, le tracé d’Énergie Est traverse la rivière à cinq kilomètres en amont : une véritable épée de Damoclès pour cet écosystème qui vibre au rythme des marées.
Rafe Hooper, teint halé et chevelure argent, en parcourt les eaux depuis plus de trente ans, offrant aux touristes des excursions de canot-kayak. « Dans le système hydrique, une nappe de pétrole descendrait, puis remonterait, et ainsi de suite pendant plusieurs jours », redoute M. Hooper. « S’il y a un risque quelconque qu’un accident se produise, alors [le projet] ne devrait pas se faire. » Un avis largement partagé.
Énergie Est se heurte à l’opposition croissante des communautés locales et des groupes environnementaux, mais aussi à de nombreuses municipalités. Sous la pression de l’opinion publique, TransCanada à déjà dû abandonner l’idée de construire un terminal pétrolier à Cacouna, dans le Bas-Saint-Laurent, lieu de reproduction des bélugas du Saint-Laurent. L’entreprise a également repoussé la mise en service de son oléoduc de 2018 à 2020. Au Québec, en juin 2015, la grogne populaire a obligé le gouvernement provincial à lancer sa propre étude environnementale, même si, en théorie, c’est au gouvernement fédéral de Stephen Harper, farouche promoteur du pétrole albertain, que reviendra le dernier mot. En pratique toutefois, le blocage politique de Keystone XL et de Northern Gateway démontre qu’il y a des limites à enfoncer des oléoducs dans la gorge des populations.



[1Partie du littoral alternativement couverte et découverte par la mer. Au Québec, l’estran est appelé batture.

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