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Carnets Vanteaux - Nouvelle : À deux voix

Carnets Vanteaux - Nouvelle : À deux voix

15 février 2022 - par Marion Daure 
 - © Pixabay - Albertofotofilms
© Pixabay - Albertofotofilms

Le 25 septembre 2013.

C’est étrange. J’avais oublié sa voix. J’avais oublié comme elle était claire. Après, quand elle a été alitée en permanence, elle a fondu progressivement, elle s’est étouffée au fur et à mesure des mois. C’est ce filet de voix que j’avais gardé d’elle.
J’avais oublié aussi que je zozotais, que je disais Sarlotte et que quand je me présentais ça faisait rire les gens. Au début, je ne comprenais pas pourquoi, je pensais que c’était une cérémonie normale et pas seulement réservée à moi. Qu’à chaque fois qu’on faisait de nouvelles rencontres, ça donnait des rires et des éclats de joie. Et puis après j’ai compris. M’entendre sur la bande a fait remonter tout ça, je me vois passer toute une soirée face à un miroir à répéter Sarlotte. À étoffer le son, à épaissir la lettre, à chercher de la langue l’entre-deux pour devenir Charlotte.
Mais le plus étrange, c’est que j’avais oublié qu’elle nous enregistrait sans cesse. Ce vieux magnétophone qui suivait dans chaque pièce et qui très vite a fait partie des meubles. Qui a fini sa course sur sa table de chevet avec les deux touches en permanence enfoncées. Ce bon vieux magnétophone qui macérait au fond d’un placard et sa poussière poisseuse pour le réconforter. Il a jeté un arc-en-ciel au milieu de cette foutue journée.
Parce que, quand d’autres pour leurs dix-huit ans vont faire la fête, moi j’ai dû finir d’enterrer ma mère. Vider l’appartement dans lequel je n’étais pas rentrée depuis quatre ans et nous en débarrasser à tout jamais. Tourner la page.
Ça puait le renfermé là-dedans, ça puait la vie qui s’était fait la malle. J’avais tout organisé pour que ce soit rapide, grands sacs poubelle et sacs Ikea, les meubles partiraient après, merci à l’abbé Pierre. J’ai procédé pièce par pièce, la cuisine, le salon, sa chambre. Dans les nôtres il n’y avait plus rien depuis longtemps, nos affaires nous avaient accompagnées de famille d’accueil en famille d’accueil pendant toutes ses années. Je me suis forcée à ne pas penser, à ne pas voir dans cet amas d’objets inanimés toute la lumière ouatée qu’ils avaient auparavant diffusée. Je jette, sac poubelle, je garde, sac Ikea. Les habits je jette, les bijoux je garde, les serviettes, je jette, les bibelots, je jette, la vaisselle, je jette je jette je jette. Les photos je garde, je ne regarde pas.
Et puis, derrière une pile de linge, il m’est apparu. Et tout à l’intérieur de moi s’est coulé, tout a fondu, tout s’est relâché.

11 avril 1995.

Auzourd’hui, z’ai quatre ans
Non tu as cinq ans Charlotte.
Auzourd’hui z’ai cinq ans
Et c’est quand l’anniversaire de Juliette ?
Après !
C’est dimanche. Et qu’est-ce qu’elle va faire dimanche Juliette pour ses trois ans ?
Elle va souffler les bouzies. Et c’est un gros pépère !

[rires de Charlotte et sa maman]

C’est extraordinaire ces visions sonores. Ça dépasse le point de vue de l’objectif, ça décale du cadre de la caméra. Les voix forment des visages au travers de souvenirs fixés par les photos, les cheveux longs de ma mère, mes boucles blondes. Tout est flou, tout est faux. Ça fait revivre à travers soi, ça essentialise, tout est vrai. Des multiples écoutes émergent des détails qui débrident l’imagination. Elle se déploie, se dilate. Ce petit bruit qui gratte, c’est les miels pops dans mon bol qui roulent et se frottent les uns contre les autres. Et ce va-et-vient continu étouffé derrière une porte, c’est ma sœur qui roule à fond la caisse sur sa petite voiture au grand dam des voisins. Ça rebondit, ça se diffracte. Nous voilà maintenant au parc, juchées sur nos vélos, vent dans les cheveux à se tirer la bourre. Ça atomise aussi, des morceaux, des fragments auxquels la mémoire se raccroche. Le visage joufflu de ma sœur, j’avais oublié ses rondeurs. La toile cirée vert anis incrustée de petits trous faits en douce qui dessinent une fleur. Le sourire de ma mère.
Ça multiplie, ça divise, ça fractionne, c’est sans fin, c’est sans fond. C’est vertigineux.

Le 20 août 2014.

Des dizaines et des dizaines de cassettes en bazar dans un grand sac Ikea ont migré bien alignées sur mes étagères, pastille verte collée sur celles écoutées puis répertoriées dans un cahier à spirales.
Une vie en son, triée, classée, numérotée de mes 5 ans à mes 14 ans.
Les années s’impriment sur nos paroles, celles de ma sœur qui s’étoffent, les miennes qui s’affinent et gagnent en profondeur et ma mère dont on entend le sourire dans les réponses. C’est amusant, léger comme des bulles de savon. Et puis la maladie qui de chimio en chimio l’amoindrit et enferme la bande-son dans sa chambre. Le rythme des enregistrements s’intensifie, plusieurs fois par semaine, parfois plusieurs fois par jour, existence un temps réduite à l’état de bandes. Et la voix de maman, prisonnière de son lit, qui se livre en pensées et en récits. Elle est magnifique cette voix, à peine voilée par l’allongement du corps, pleine de force, de courage et d’élan vital.

Le 4 octobre 2015.

Cassettes numérisées en format MP3, mes muscles échauffés, mon corps réuni, écouteurs reliés à l’Ipod, je cours. Une face par sortie, une cassette par semaine, je cours avec nos voix, je cours avec sa voix pour l’autre bout du monde.
J’ai vingt ans, elle dix-huit. Comme c’est beau comme c’est frais ce premier amour. Trajectoires qui se télescopent et se renvoient la balle à quarante ans d’intervalle. Un copain du lycée, mon voisin de pallier, des regards qui se croisent et peinent à se lâcher. Le ciel est bleu, les feuilles tourbillonnent et la vie frissonne. Les visages se rapprochent et les mains moites se cherchent, j’ai la foulée légère. Les vêtements qui s’effeuillent, le cœur qui cogne, les jambes qui flageolent, cet état de tension et l’adrénaline qui monte, mes pieds frappent le sol de plus en plus vite. Ta peau sous mes doigts, mes bronches qui brûlent, la douceur des caresses et notre âme qui s’étonne de nouvelles sensations. Les foulées s’allongent et les gestes tâtonnent quand dans une plainte contenue la membrane se rompt. Ma mère se crispe, les ondes me tordent. J’accélère encore. La voix off de ma mère, la valse de nos corps et le trottoir qui défile s’entremêlent et se fondent. Ma mère déçue, ses chairs meurtries, les miennes s’embrasent.
Mon souffle trop court stoppe ma course folle.
Ma cage thoracique se gonfle, expulse, se gonfle, expulse, halète, halète, je crache mes poumons.
Je marche.
Pour retrouver mon souffle.
Pour rassembler mes voix.
Et je pense à cet échange que nous n’aurions jamais eu ensemble, je l’emporte avec moi dans la douceur de l’automne.

Le 17 mars 2016.

Les vendredis, pour clore la semaine, je débouche une bouteille et m’enivre de sa voix, c’est devenu un rituel. Le cahier se noircit, les gommettes s’alignent et je crains à l’avance ce moment funeste où sa voix s’éteindra. Je me rationne, je gère ma dépendance, une face par semaine. J’ai besoin de l’entendre, j’ai besoin de savoir. Je me love dans le moelleux du vin et le ventre de ma mère. Je les aime tellement mes filles. Elles sont merveilleuses et elles sont magnifiques en plus, magnifiques. Ma petite maman chérie qui a quitté sa chambre, ma petite maman, guérie pour le moment.

Le 27 décembre 2017.

Muscadet ou Pinot gris, plus c’est sec mieux c’est. Tout est noir tout est froid. Je m’enfonce dans les limbes, Paname s’éteint et Kamel mon voisin mon sublime Kamel me quitte. Mais où est la petite lumière qui me maintenait en vie ?
Et sa voix qui me suit, sa voix qui me poursuit. Ça me déplaît assez d’aller à Paris, c’est une ville que je ne supporte plus, c’est une ville où les gens se croisent mais ne se rencontrent pas, comme une indifférence pénétrée d’un vague mépris.
Il neige sur Paris et je suis seule. Seule avec sa voix, sa voix qui m’aspire et me tire vers le fond.
La voix m’envahit, ce n’est plus mélodie, elle est devenue cri qui me réveille la nuit. Elle s’enfonce dans les graves, elle s’écrase et devient grains de sable qui me broient. Mais j’y reviens encore, j’y retourne tous les soirs et j’écoute en boucle sa longue litanie. Son corps qui la lâche, son cancer resurgi qui la cloue de nouveau au lit et qui me métastase. Ses peurs qui la tétanisent, la longue nuit qui arrive et qu’elle dégueule pendant que je bois. Que vont devenir mes filles ?
Elles pleurent tes filles, maman, elles t’écoutent et elles pleurent.
Ton journal intime devient confession avant l’oraison funèbre. Et tu te répands, mais je ne veux pas savoir, je ne veux plus savoir et pourtant j’y reviens. Tu parles de mon père, de ton grand amour, et ce bref mot posé, arraché à un carnet, sur la commode du salon. À cet endroit même où tu posais après ce bon vieux magnétophone. Je ne peux pas être père, je t’aime. Et ces mots qui résonnent, ces mots qui rejaillissent, au boulot, au café, dans la rue, dans le métro, je ne peux pas être père je t’aime. Les hommes ne sont pas fiables. Ça me cogne. Et je pense à Kamel. Ça me cogne.
Mais je n’en veux plus de ta voix ! Je veux la faire taire mais elle revient sans cesse, toujours dans ma tête. Laisse-moi découvrir par moi-même, laisse-moi me découvrir moi-même. Et lâche-moi ! Tire-toi en fait.
Décroche-moi.

Le 15 février 2024.

J’ai Zélie dans les bras. Là elle porte un petit pyjama en velours bleu nuit que lui a offert ma sœur, avec sur le devant une girafe orangée qui porte autant de colliers que son cou peut en porter. Elle est lovée contre moi, ses petites mains veloutées qui effleurent ma peau, c’est tellement doux la peau d’un bébé. Elle est accrochée à mon sein comme un camé à sa dose, le corps entier secoué de contentements jusqu’au bout des pieds. J’approche mon téléphone pour mieux capter tous les sons qu’elle fait. Succion, déglutition, aspiration, tout n’est qu’urgence, tout n’est que sens.

Je parle tout bas parce qu’il est trois heures du matin et qu’Antoine dort dans la chambre d’à côté. Elle a deux mois et demi notre fille et elle est merveilleuse, elle est magnifique en plus. Le soir, après sa dernière tétée qui la plonge dans le sommeil, Antoine la couche dans son petit berceau et nous la contemplons tous les deux, les traits de son visage complètement relâchés, les jambes en grenouille et les bras en corolle, la grâce d’une danseuse de ballet.
Et chaque soir je supplie en silence qu’elle fasse une nuit complète pour la première fois. Parce que là je commence à fatiguer. Le mois dernier, on a dû l’emmener aux urgences. Son rhume avait dégénéré, elle ne voulait plus téter, peinait à respirer. Et moi aussi je haletais, j’étais paniquée, je traversais l’appartement dans tous les sens avec la petite dans les bras, le corps contorsionné, le visage cramoisi, ses hurlements qui résonnaient et me prenaient la tête, sans pouvoir réfléchir, sans savoir quoi faire. Antoine était au boulot et j’étais toute seule. La solitude de la maternité. Alors j’ai pensé à maman, à ce qu’elle nous disait de faire quand on se sentait submergées. Respire ma chérie, inspire profondément et souffle, souffle sur les cailloux, tes sanglots, tes regrets et tes craintes, et laisse-les se lisser, fais-en des galets. Écoute le murmure des vagues jusqu’à ce que ton corps se calme. Alors j’ai pu appeler Antoine. Ils l’ont gardée trois jours en observation, bronchiolite du nourrisson. Et puis on l’a ramenée et on l’a encore plus choyée.
Le petit grincement régulier qu’on entend, c’est le bruit du rocking-chair qui se balance et qui nous berce. Autour de nous, projetées sur les murs, dansent et tournoient les ombres bleues et vertes d’une forêt que de temps en temps les phares d’une voiture balayent et envoient valdinguer. Je ne sais pas si on peut entendre ma main qui caresse ses cheveux. La rue est silencieuse, Paris dort dans la torpeur de l’hiver. Il a neigé la semaine dernière, Zélie, dans les bras de son père, regardait derrière la vitre les flocons suspendus dans les airs.

Sa voix me manque, son absence me pèse. Ce trou de ma naissance à mes cinq ans qu’il faut que je comble, qu’il faut que j’invente. Alors moi aussi je pose ma voix, moi aussi je dessine un sillon dans le sillage de ma mère, je laisse une trace. Une histoire à deux voix qui se répondent et se complètent.
Ce matin, quand Antoine est parti travailler et que Zélie s’est réveillée, je la lui ai fait écouter, sa voix feutrée et qui pourtant se redessine, redevient cristalline, quand elle raconte ce jour de mai, dans un musée de Chicago. Elle y était seule, mon père que je ne connais pas ne l’accompagnait pas. Elle se faisait une joie de découvrir ce tableau, le joyau de l’Art Institute of Chicago, Rue de Paris, temps de pluie, de Gustave Caillebotte, bourgeois abrités sous des parapluies sur un coin de trottoir et les pavés ruisselants de Paris. Mais la foule agglutinée devant ce pan de mur, cette immense toile, l’avait rebutée et conduite ailleurs, vers Les Deux Sœurs de Renoir. Et ce n’est pas nous qu’elle voit, ma mère, nous ne sommes pas encore nées. Ce qu’elle voit d’abord, ce sont les couleurs du printemps qui éclate de tout son saoul, de toute sa joie, le camaïeu vert des feuillages enchevêtrés, le rouge coquelicot, les nuances de rose, de poudré à corail, et le bleu profond d’une robe. Ce qui l’accroche ensuite c’est le contraste avec la blancheur de leur peau, la finesse des mains qui se détachent, le teint diaphane de leur visage, leurs joues légèrement empourprées et leur bouche close, mêmes lèvres délicatement ourlées. Et ce qui la happe, c’est leur regard, le regard de la jeune fille, de la même couleur que sa robe, ce bleu marine qui l’entraîne avec elle avec le bleu azuré de sa petite sœur. Elle se laisse aspirer tout entière par leurs grands yeux qui plongent en elle, entrent en elle, voient en elle et la font chavirer. Et l’insistance d’un autre regard que je perçois à côté de moi, cet homme âgé, un mouchoir à la main, ses joues emportées par ses larmes, qui me fixe un instant et me dit simplement, de son accent américain, Renoir.

Ce sont les mêmes larmes qui t’ont accueillie ma Zélie, c’est la même émotion qui les a fabriquées, une même joie ivre et mélancolique. Les battements de ton cœur dans ce cabinet froid qui envahissent l’espace et suspendent le temps. Ton petit cœur qui cogne tellement près du mien et qui absorbe tout, le regard émerveillé de ton père et le sourire du médecin, le silence de la pièce et les bruits de la rue, mes nausées et mes peurs. Et quelques mois plus tard, le premier regard que tu me portes, la douceur de ta peau et ma voix qui te berce.

Alors je te raconterai que Paris peut être grise mais que la plupart du temps elle est jolie, que c’est juste une question d’état d’esprit. Que derrière ces silhouettes sans visage, sans sourire ni regard, qu’on croise matin et soir, se cachent de luxuriants jardins secrets que tu peux t’amuser à imaginer. Que c’est normal d’avoir peur et de trembler comme une feuille la première fois qu’on fait l’amour mais que les frissons transforment les corps. Que l’amour peut parfois faire mal et laisser des plaies et que ce sera peut-être toi un jour qui abîmera. Que les hommes ont des failles et que certains fuient mais que d’autres se relèvent la nuit. Qu’une mère peut mourir sans que ses filles ne se sentent abandonnées.
Je te raconterai à quel point on peut se sentir aimée.

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