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Carnets Vanteaux - Pollution nocturne

Carnets Vanteaux - Pollution nocturne

13 mars 2022 - par Nicolas Lafon 
© Flickr - Missis Awdy
© Flickr - Missis Awdy

Atelier Microfictions
animé par Milena Mikhaïlova Makarius

Consigne : réécrire une microfiction de Régis Jauffret (Microfictions, Gallimard, Folio, 2007) dont voici le début et la fin :

Bienfaisante censure
Je suis un écrivain dangereux, ma production est malfaisante, le poison que renferment mes livres tue les lecteurs, et durant leur brève agonie ils ont le temps de rendre leur entourage fou, infirme, incapable de joie de vivre à jamais. Une ligne suffit, la dose est déjà létale. Même si vous brûlez cette page sur le barbecue de votre jardin, vous l’aurez rejointe demain au milieu des cendres.
(…)
On n’écrit pas dans la tristesse, dans l’accablement, on écrit comme une arme aveugle, joyeuse de tirer ses rafales dans le gras de l’humanité, comme un bombardier ivre de bombes incendiaires qui lâche sa gerbe au-dessus des capitales, des ports, et même des villages peuplés de retraités endormis, afin de semer la panique et que nul ne se croie à l’abri.
— L’écriture me monte à la tête.
Elle perce des galeries dans mon cerveau comme des termites dans une poutre.

Je suis un écrivant inoffensif, ma production est inepte et puérile, odieuse à qui n’est pas pourvu de mon nombril. Les sentences qui inondent mes pages, d’innombrables cahiers encombrant les quatre murs où je survis à me détruire, éparpillés en petites piles dans lesquelles je m’entrave régulièrement, sont indigestes. Je ne me suis jamais risqué à relire la moindre de mes lignes. Chacune ne vaut que pour le temps qu’elle m’aide à tuer ; pendant que l’horloge m’assassine à la santé d’Emil Cioran.

 Le charnier est la condition commune. Cadavres en sursis de tous les pays, unissez-vous !

Les jours où gonflé de courage j’ai l’audace de braver mon agoraphobie, je sors écrire dans des débits de boisson rances où échouent les âmes mortes monnayées à distance par des financiers de Wall Street. Mon Saint-Germain-des-Prés est un bar-tabac-PMU dont les habitués s’enfilent Ricard opaques sur Picon-bière. Ils s’esclaffent en beuglant propos racistes et calembours miso, les cheveux blancs de plâtre et le teint pourpre. Je ne les méprise ni ne les condamne, je les consigne dans mes carnets. Ils sont les produits avariés de l’époque qui nous phagocyte à vitesse eschatologique. Dans les relents fascisants de la France d’en bas, je me tchernobylise sur un coin de table. J’explose en giclées séminales sur la page vierge, les prunelles criblées par des projections bleuâtres. Je suis un mauvais film porno à moi tout seul, acteurs désexualisés par le rythme effréné des productions, scénariste bas de gamme et réalisateur lubrique. Je sténographie à l’encre bleu-sperme les propos que je me dicte à moi-même, en une stérile éjaculation autistique.

 Je suis le premier et unique objet de ma compassion infinie envers le genre humain.

L’écriture n’est qu’un geste. Une mine qui court après elle-même sur une feuille d’écolier absentéiste. Libre de toute adresse, car l’époque enumérisée se dandine sur Tik-Tok, vampirisée par BFM ou édifiée par les saillies d’un platiste-antivax admirateur de Soral et Dieudo, ma littérature se déploie dans le vide, écrite pour ne pas être lue. Chez moi, l’écriture traduit l’infertilité de l’être qui se saisit par onanisme. Une ulcération d’amour-haine, fétichiste de soi, que l’esprit entomologiste, cafard penché sur sa propre vivisection, répand en pattes de mouche. La graphie d’un cancrelat démiurgique, créateur d’univers en autodigestion, séquestré d’une république kafkaïenne où les rapports humains se règlent par QR codes interposés.

 Ni Dieu. Ni Eux. Ni maîtres. Ni rien.

La proximité des auteurs me réconforte. Non celle des femmes et hommes de Lettres, que je ne veux rencontrer à aucun prix de peur qu’ils me déçoivent, mais leurs œuvres imprimées au format Livre-de-Poche-trouée, saturant mes étagères Emaus. Je me tiens à l’écart des Hommes, méditant le fruit pourri de leurs réflexions en sirotant le jus stagnant de leur imagination désaxée.
Ne vous fiez pas à mes sourires, voilés sous mon masque sanitaire. D’abord parce que mes yeux vous mentent, ensuite car j’ai cousu mes lèvres à la ficelle de rôtisserie. Heureusement mes semblables encagoulés ne se saluent qu’au passage de la guillotine. Que je ris à gorge déployée, la pomme d’Adam fendue par un katana en plastique, que je m’époumone à hurler l’indignité de notre espèce ou que je pleure ma vie en me noyant dans un verre d’eau, le petit doigt que ni les gens ni l’État ne lèveront pour moi, ne commandera que la serpillère dévolue à effacer mes traces.
On n’écrit que dans la tristesse, dans l’accablement, on écrit comme une bite sans œil qui s’écorche toutes les nuits dans des vagins arides. Comme un gigolo-étalon se dresse par professionnalisme devant des bourgeoises racornies. Ou un suicidaire qui se mouille la tempe à bout portant, pressant sur la détente d’un pistolet à eau-de-vie.
 L’écriture est mon mode d’être.
Elle colle les pages de mes cahiers, que personne n’ouvrira.

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