Fatigués, pour ne pas dire plus, les agents du Conseil de l’Audiovisuel de Moldavie (CAM) surveillent sans relâche les chaînes de télévision qui « informent » sur l’élection qui se tiendra le 28 septembre. Informent ou désinforment. D’où la fatigue extrême de ces yeux scrutateurs. Quatre semaines de campagnes électorales, quatre semaines à décrypter les sens cachés ou carrément lourdingues contenus dans les émissions, les interviews et les débats diffusés sur les 22 chaînes de télévision choisies par le CAM sur les 38 actives qu’en compte le pays. Le Registre du CAM en compte 45, mais seules38 sont actives en ce moment, le reste ayant les licences suspendues par le Conseil pour la surveillance des investissements stratégiques. Pourquoi 22 ? Ce sont les chaînes qui ont déclaré vouloir suivre les élections. Le CAM ne s’occupe pas, dans cette campagne, de la surveillance des radios, trop peu influentes semble-t-il dans le pays.
Quatre semaines sans temps mort ni dimanche ! Juste à maintenir les yeux ouverts et le cerveau en fonction face à tous les journaux télévisés, les publicités commerciales électorales, les promotions électorales de 5mn offertes 1 fois à chaque parti ou candidat sans parti, les débats et les « talk-show » ! Heureusement pour les 10 salariés du CAM ils n’ont pas à suivre les contenus en ligne ! Burn-out assuré. Quatre semaines, osons dire six puisque le CAM, scrupuleux, a inauguré le travail deux semaines avant le début de la campagne officielle. Les scrupules fatiguent !
Premier rapport, le 10 septembre, puis chaque semaine jusqu’à l’élection et enfin un rapport final.
Comment étouffer le CAM ?
On l’a bien compris, le CAM est une petite structure sous-dimensionnée par rapport au surcroît de travail occasionné par une période électorale. En temps normal, le CAM (le département du contrôle des contenus) a trois grandes missions : surveiller l’intégrité de l’information, les contenus illégaux comme les images pornographiques ou des appels à la haine, et la désinformation. Afin d’alléger le travail, le CAM a déchargé son équipe de ces taches, le temps de l’élection, sauf en cas de dépôt de plainte formel. Dans ce cas, le CAM doit étudier précisément le contenu visé par la plainte et donner son verdict dans les 3 jours. Or, il s’avère qu’un nombre élevé de plaintes s’abat sur le Conseil de l’Audiovisuel de Moldavie depuis quelques semaines. Deux plaignants, assez peu discrets, déposent entre 10 et 15 plaintes par semaine et ainsi obligent une partie du personnel du CAM à négliger leur travail de « monitoring », de veille électorale. Pourquoi peu discrets ? Simplement, car ces deux plaignants appartiennent à la sphère d’Ilan Şor (Shor), oligarque moldave en fuite à Moscou depuis 2019 après avoir été impliqué dans une malversation financière qui a vu près d’un milliard de dollars, se volatiliser de la Banque centrale de Moldavie vers des paradis fiscaux liés aux réseaux russes. Ilan Şor est aujourd’hui le principal soutien de l’ombre des opposants au régime pro-européen de Maïa Sandu.
Le CAM se creuse la tête afin de trouver des arguments juridiques susceptibles de l’autoriser à refuser les plaintes qui le submergent.
TIKTOK et l’Église à la rescousse
« L’armée numérique du Kremlin », depuis que l’expression a été employée dans un documentaire télévisé, elle est dans toutes les têtes. Les fermes à trolls qui pullulent de Kaliningrad aux fins fonds de la Sibérie sont à l’avant-garde des fabricants des contenus délétères. Lors de la dernière présidentielle moldave, et encore plus récemment celle tenue en Roumanie, un processus bien rodé s’est mis en place. TikTok, et ses acolytes, ont été utilisés comme de bons petits soldats. L’idée est de former des communautés bien en amont de l’élection. Communautés qui suivent de près une jolie demoiselle adepte des danses folkloriques moldaves, ou une amoureuse des animaux qui câline chats, chiens et chevaux, ou un collectionneur fou de motos anciennes, pourquoi pas un cuisinier qui « revisite » la gastronomie nationale ! Bref, tout ce qui peut être fédérateur et politiquement neutre. Plus l’élection approche, plus la communauté grandit et devient captive. Soudain, le discours change. La demoiselle en blouse roumaine annonce fièrement qu’elle aimerait bénéficier de gaz à 1 leï. Prix qu’il n’est possible d’obtenir que si le candidat pro-russe est élu. Autre message subliminal, annoncer qu’elle regarde telle émission à la télévision, ou que son rêve à l’occasion du Nouvel An est d’avoir des élections correctes ! Le Tiktokeur ou la Tiktokeuse saura ainsi de quel côté penche le cœur de son idole. TikTok est une arme de guerre à destination des cerveaux et des pulsions.
Une seconde arme de guerre à destination des mêmes cibles : l’Église orthodoxe. Enfin, pas toute, pas d’un bloc. Les Métropolites des églises de Moldavie et de Bessarabie viennent de publier un communiqué demandant à ce que les prêtres restent éloignés de l’élection. Ce qui tend à prouver que certains ne rechignent pas à mettre la main dans la flamme électorale, jusqu’à parler d’Apocalypse en cas de victoire pro-européenne. Plus cocasse, l’Église est à l’origine de « légendes urbaines » du type : en Europe, si un automobiliste reste garé plus d’une heure dans la rue, sa voiture est embarquée et... vendue !
Si propulser des infox sur le devant de la scène est un acte classique dans le monde politique actuel, pas seulement dans le cas qui nous occupe, il est aussi de bon ton de détruire ce qui permet aux électeurs, au peuple, de réfléchir et de prendre du recul sur l’actualité brûlante. Nicolae Chicu en a fait les frais récemment. Journaliste intègre, il alimente une chaîne sur Youtube depuis des années : histoire de la Moldavie, la Gagaouzie et la Transnistrie sont au programme. Sont ou plutôt était ! Des hackers ont attaqué, détruit, tout cassé. Réfléchir et se documenter sont interdits !
Faire tourner la tête de l’électeur ?
Multiplier l’offre est l’autre manière de dire « diviser pour mieux régner ». Ilan Şor a plus d’un tour dans sa manche. Un autre, classique, mais qui fonctionne toujours, est de multiplier les petits partis présentant des candidats qui auront tous les potentiels de grappiller quelques voix ici et là. La Commission électorale doit statuer, au cas par cas. Oui pour les uns, non pour les autres. Comme pour le CAM, la Commission électorale doit trouver « le » bon argument pour évincer les partis tout en étant certaine que sa décision ne sera pas analysée comme un déni de démocratie.
Imaginez un instant : vous êtes, comme chacun, influençable ; vos enfants travaillent en Europe ou aux États-Unis et vous envoient de quoi sérieusement arrondir vos fins de mois. Mais vous êtes nostalgiques d’un temps où vous apparteniez à un camp qui faisait peur au reste du monde. Aujourd’hui, dans le même parti ou dans les satellites se retrouvent, ceux du monde d’avant comme l’ancien président Voronin, un communiste soviétique de l’après-chute du Mur de Berlin ; l’ancien président socialiste Dodon, celui qui est passé de ministre aux affaires européennes (il a aussi été ministre de l’Économie) au pire ennemi de l’UE ; une ancienne Bashkhane de la région autonome de Gagaouzie, la région pro-russe, turcophone dont la population est armée jusqu’aux dents ; ainsi qu’une multitude de vieux roublards de la politique à l’ancienne et de jeunes loups aux méthodes indéfinissables. Vous avez le choix de glisser un bulletin de vote en faveur : de la présidente Maïa Sandu qui tend les bras à Bruxelles, Paris et Berlin et qui peine à faire redémarrer un pays qui voit ses forces vives s’exiler depuis des décennies, à l’activité molle et dont la corruption fut longtemps le seul modèle économique. Ou en faveur : de ceux qui rappellent un temps fantasmé heureux, puissant et idéologiquement affirmé. Si, de plus, l’actualité des chaînes russes distillent à chaque heure du jour et de nuit une propagande bien huilée, montrant « l’ennemi nazi ukrainien » bientôt remis à sa place, qui peut dire qu’il ne se laisserait pas tenté par l’inacceptable ! (Les chaînes russes de propagande ont été interdites en Moldavie, mais elles peuvent encore être vues en Gagaouzie).
Le problème pour le bloc poutinien, pas une paille, une poutre, c’est la diaspora. Les Moldaves de France, Allemagne ou de la péninsule ibérique sont fidèles aux urnes et votent massivement. Depuis trois élections (2 présidentielles et 1 législative) et le référendum, ils font basculer le vote dans l’escarcelle des pro-européens. Voilà la prochaine mission des petits soldats de Ilan Şor : faire basculer un pourcentage même faible d’électeurs parisiens, berlinois ou états-uniens. Oui, mais comment ? Ces gens sont moins sensibles au matraquage de la propagande et aux discussions de bistrot qui peuvent retourner les moins convaincus. Comme ce n’est pas l’argent qui manque, il suffit de monter des opérations de surveillance en Occident qui auront pour point d’orgue le jour J, le jour de l’élection. Les bureaux de vote seront surveillés comme le lait sur le feu, les électeurs aussi, donc, et là encore la pression de la présence de « gros bras » peut faire basculer le petit pourcentage qui suffira à passer de 48% à 50,5%. D’autant plus qu’il n’est pas interdit de penser qu’au sein de la diaspora des citoyens moldaves soient sincèrement déçus par les années Sandu.
Il y a quelques jours, un très proche de Vladimir Poutine a été nommé responsable pour les « relations avec Chisinau », à Moscou, en lieu et place d’un « collègue » trop mou. Une stratégie nouvelle ? Une intensification des pressions. Rendez-vous le 28 septembre pour une analyse. De quel côté du balancier penchera la petite Moldavie, si cruciale pour l’équilibre européen ?