À la fois navrant et instructif de le constater : tous ceux qui activent dans le syndicalisme ou dans le mouvement associatif et citoyen sont dans l’obligation de se proclamer apolitiques. La haine du politique cultivée par le pouvoir est étendue à tel point d’opposer les partis politiques à la société civile. À titre d’exemple : les délégués du mouvement citoyen de Kabylie en 2001 ont osé dire qu’ils étaient apolitiques. En plein combat contre l’idéologie officielle qui a réussi son politicide, les délégués se disaient apolitiques. Les syndicalistes sont sommés de se déclarer apolitiques et qu’ils ne « militaient » que pour certains droits sociaux. Pour autant, le socialisme ne s’est pas purifié. L’idéologie officielle a inventé un socialisme spécifique, lequel était frappé du sceau de l’Islam (le socialisme islamique, disaient les despotes algériens).
Pourquoi veut-on effacer le politique ? Qu’est-ce que le politique engendre ? L’autoritarisme est derrière les restrictions du politique. « L’autoritarisme est fondamentalement un mécanisme d’exclusion et de limitation du pluralisme politique. » (1) Cela nous pousse à l’examen des échecs répétés du régime algérien à faire sa mue.
Quand l’une des factions du régime se sent menacée dans son être, elle actionne le qualificatif politique pour diaboliser tout mouvement de contestation et pour faire peser sur les militants toutes sortes de menaces. Elle essaie de discréditer le mouvement aux yeux des semi-militants qui à peine entrés dans la lutte qu’ils regrettent leur engagement. Certes, il n’y a aucune raison pour exploiter politiquement un mouvement, mais tout rapport de force a une lecture politique qui le donnerait pour événement historique capable de libérer la mouvance de l’Instant lequel aurait confisqué toutes les factualités possibles. La répression morale a été fortement ressentie par les groupes militants accusés tantôt d’agitateurs, tantôt de pantins. Et, ces jeux politiques ont été exercés par tous les courants politiques, y compris les groupes du socialisme démocratique. En Algérie, les théophiles (qui sont pourtant majoritaires) sont discrédités par d’imminents penseurs, dont Mohammed Arkoun qui écrit : « Toutes les grandes ruptures intellectuelles, culturelles, scientifiques, institutionnelles imposées par la modernité demeurent soit en dehors de la pensée islamique contemporaine, soit évoquées de manière partiale, fragmentaire, précaire et lointaine. » (2) L’Islam ne pouvait, malgré les sacrifices consentis par les masses dans la perspective d’en constituer une référence civilisationnelle, se conjuguer à la modernité, du moins au plan géo-symbolique.
Un des idéologues de la révolution de novembre, Mohammed Harbi, écrit : « …nous avions tendance à considérer la création artistique et littéraire comme un simple instrument du combat politique. » (3) Autant pour l’intellectuel que pour le politique, les dirigeants de la révolution les prennent pour de simples agents dont l’image est fabriquée par l’inconscient collectif et renforcée par les agents d’appareils coercitifs de la révolution, à savoir les militaristes. Dans la phase postindépendance, l’image de l’intellectuel francophone oscille entre plusieurs pôles : un désintéressé, un rebelle, pour les classes moyennes ; un arrogant, un peureux, pour les foules. Dans l’Histoire de l’Etat-Nation algérien, le politique est perçu d’un point de vue sécuritaire. Pour l’idéologie officielle, le militant est suspecté de vouloir renverser le régime et semer le désordre. D’ailleurs les formes de dramatisation de l’espace émotionnel collectif fait l’éloge du héros violent, brutal, débrouillard, donnant au militaire la primauté sur le politique qui, d’après les militaristes, serait l’arme des faibles et l’activité de la bourgeoisie dont le statut est enlaidissant. Dans la doxa officielle servie aux masses, on accuse les politiques d’entraîner l’armée dans les jeux malsains auxquels ils se seraient livrés. La gauche, qui a collaboré avec toutes les droites (militariste et populiste), a été éjectée des forces motrices des masses. Il a suffi d’attendre que la répression prenne de nouveaux procédés pour que le peuple découvre les dérives, voire les turpitudes idéologiques des actants politiques : l’entrisme, l’embourgeoisement et la docilité ont dévitalisé le militantisme.
Les militants socialistes auraient, sous les pressions exercées par les clients du régime, accepté d’effacer le politique au profit du social. Dans les grandes lignes de leurs doctrines, une part importante a été accordée au politique. Mais sur le terrain de la lutte, ces militants opèrent selon les schémas de la gauche classique. Et, ce sont les politiques qui se retrouvent en train d’affronter les contrecoups de la pratique répressive et sournoise du régime. Il en résulte comme un divorce de la gauche populaire et la gauche autoproclamée, uniquement sur la question de la préférence idéologique : le politique et le social. Les gauches, modérée et radicale, avaient, entre elles, des liens ambigus, voire tendus. Si elles sont toutes d’accord pour une assemblée constituante souveraine, il n’en reste pas moins que les priorités des uns et des autres divergent. Ces courants, voulant échapper aux emprises exercées par les appareils conventionnels, n’ont pas pu occuper l’espace public. Les droites ont été encouragées par les décideurs. Nous prendrons, à titre d’exemple, « Le fondamentalisme [qui] ne s’est pas employé seulement à assister les plus démunis, il a également proposé la restitution de l’identité perdue. Le vide, on le sait, appelle l’objet. Or, les sociétés, comme la nature, ont horreur du vide. L’islam a occupé une place laissée vacante. » (4)
A ce jour, les idéologues du régime n’ont jamais proposé des courants de pensée, en vue d’organiser l’espace politique. Pour ne pas être dans la morale et garder une réserve liée à nos engagements professionnels et éthiques, nous dirions que le régime a trop appuyé sur les clivages essentialisant les groupes militants, fondés sur l’identité et sur « l’essence » -faute de prudence rédactionnelle- des groupes humains. Le Hirak était une réponse cinglante aux idéologues du régime, qui ont semé la division par la fabrication de faux clivages, en jouant sur les identités, ethnoculturelle et raciale.
(1) Droz-Vincent, P. (2004). Quel avenir pour l’autoritarisme dans le monde arabe ? Revue française de science politique, . 54(6), 945-979. https://doi.org/10.3917/rfsp.546.0945.
(2) Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam Combats et propositions, Alger, Barzakh, 2007, p 55.
(3) Mohammed Harbi, Une vie debout Mémoires politiques Tome 1 : 1945-1962, Alger Casbah, 2001, p 99.
(4) Georges Labica, La solidarité des deux rives In Demain l’Algérie (sous la direction de Gérard Ignasse et Emmanuel Wallon), Paris, Syros, 1995, p 225.