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Le journal philosophique d’Anouchka Sooriamoorthy-Desvaux de Marigny

Le journal philosophique d’Anouchka Sooriamoorthy-Desvaux de Marigny

"Dans le chaos-monde"
30 janvier 2023 - par Anouchka Sooriamoorthy 

Anouchka Sooriamoorthy-Desvaux de Marigny est docteure ès Lettres de la Sorbonne. Elle partage dans ses cours, dans ses articles, dans ses conférences en entreprise et pour le grand public, son amour de la littérature et une vision pratique de la philosophie. Pour en savoir plus :

Son site : inthechaosworld.com
Son compte Instagram : danslechaosmonde


20 03 2023
Hier, j’écrivais à propos de la difficulté qu’est la mienne de comprendre ce que signifie être adulte. « Ils portent des converses, ils écoutent La Kiffance, ils ponctuent leurs phrases par LOL et ils se croient jeunes. » J’avais demandé à mes élèves d’établir le portrait d’un personnage qui, selon eux, incarne un stéréotype. « Tu décris les parents ? » lui demandais-je amusée. « Le daron » me répondit-elle d’un air affirmé. Elle a tenu à employer ce mot qui, s’il est synonyme de celui de parent, ne détient pas la même connotation. Être parent est une fonction, une tâche, un rôle ; être daron est un état. Le daron impose son autorité et pose une distance grâce à un facteur : son âge. Elle ne savait peut-être pas que ce mot dont sa génération s’est saisie date du 17ème siècle, et désignait alors le maître de maison, ce lieu qui est peut-être le symbole, s’il fallait n’en retenir qu’un, de cette entrée dans l’âge adulte. Pendant des années, j’ai écouté des gens parler d’acquisition immobilière, de taux d’intérêt, d’aménagement et de coûts d’entretien avec un désintérêt absolu. Ces bâtisses dont ils s’enorgueillissaient et où ils abritaient affectueusement les leurs me semblaient lourdes de responsabilités. Je me souviens d’un ami de lycée que je recroisais des années après à Paris, et qui me dit : « Je fais en sorte que toute ma vie tienne dans une valise, comme ça je peux partir quand je veux. » Sa vision de la vie m’avait immédiatement séduite : à défaut d’être maître de maison, il était maître de sa vie. Il était libre et jeune. Il demeurera jeune tant qu’il sera libre. Peut-être que devenir adulte, c’est signer des contrats (de mariage, de travail, d’assurance) et perdre peu à peu sa liberté. Au fil des années, j’ai chaussé des converses, j’ai signé des contrats, j’ai acheté une maison. Je suis devenue une daronne. Le terme ne me déplaît pas, je l’utilise même avec affection. Dans son acceptation de sa perte de liberté, dans son courage face aux responsabilités, dans ses envies de légèreté et dans sa quête parfois maladroite de l’insouciance de sa jeunesse d’antan, le daron est touchant.


19 03 2023
« Tu nous écriras un post : qu’est-ce que l’amitié ? » me dit-il en souriant. Je ne détiens pas de stratégie originale pour susciter l’inspiration, elle est produite par l’expérience de la vie. Ceux qui me côtoient ne sont jamais à l’abri de devenir des protagonistes malgré eux de mes textes. C’était lors de la soirée d’hier qu’il me lança cette invitation, une soirée où il y avait tant à célébrer : la douceur de la fin de l’hiver dubaïote, la puissance festive, la force de l’amitié. C’est cette dernière qui fut le personnage principal : tant sur scène que dans le public, elle rayonna et s’imposa de façon éblouissante. Il y a parfois des épisodes de vie qui sont d’une évidence et d’une beauté telles qu’il n’y a pas lieu de les commenter. Ce n’est donc pas l’amitié qui m’a inspirée, mais une question qui m’habite régulièrement : que signifie être adulte ? J’ai le souvenir que l’enfant et l’adolescente que j’étais observaient le monde adulte avec curiosité et circonspection. Puis, il y a eu une sorte de trou de mémoire et, un jour, je me suis réveillée avec ce mot « adulte » tatoué sur le corps : j’étais prof et mère, je devais être responsable et assumer. J’ai endossé tout cela avec sérieux et sans compréhension véritable. Parfois, j’ai l’impression de surjouer la tonalité grave du rôle ; à d’autres moments, je revêts le costume de la gamine rêveuse ou de l’ado rebelle que j’étais. J’oscille régulièrement entre différents rôles sans savoir lequel est véritablement le mien. Hier soir, les injonctions et les postures étaient demeurées dans les coulisses pour laisser place à la joie et à l’insouciance comme seuls metteurs en scène. Et j’ai compris qu’être adulte, c’est non seulement accepter cet oscillement permanent, mais c’est se l’approprier de façon décomplexée pour s’en enrichir. Cela semble faussement facile : il est aisé d’être figé dans un rôle (parent omniscient, chef autoritaire) qui ne laisse plus aucune place à l’humour, à l’ironie, à la dérision, à la nuance, aux rires. Il faut œuvrer pour que ce mot d’adulte ne soit pas synonyme de fardeau. C’est cette œuvre qui a été brillamment représentée hier soir.


18 03 2023
« Je trouve vos derniers écrits haineux. » me lança-t-il non sans un ton de légère critique mêlée de déception. Je m’offusquais immédiatement : en colère, emportée, indignée certes ; haineuse jamais. Je tentais en vain de me défendre de ce que je vivais comme une accusation blessante : « Peu importe, c’est ce que je pense. » me répondit-il, mi-narquois, mettant un terme à notre conversation et faisant naître, sans le savoir, une réflexion qui m’habita durant plusieurs jours. Le lecteur a toujours raison : il détient la liberté absolue d’interpréter les mots selon sa sensibilité et sa subjectivité. Après chaque texte écrit et au moment de cliquer sur « partager  », la même inquiétude me parcourt, celle de ne pas avoir trouvé les mots justes et le bon ton, celle d’être mal comprise. Il faut apprendre à faire taire cette inquiétude, autrement, c’est elle qui fait taire le processus d’écriture. Les jours suivants, j’ai donc continué d’écrire, avec néanmoins plus d’indécisions que d’habitude. On trouve rarement les réponses à nos préoccupations seuls. C’est au détour d’une discussion autour de l’argumentation que tout s’éclaira : comment défendre efficacement ce qui nous importe ? Comment partager l’urgence des injustices et des souffrances que l’on ressent dans l’estomac ? Comment faire pour que les mots deviennent réflexions, peut-être même invitation et action ? Parce que je suis consciente du danger qui menace constamment les mots, celui de l’inutilité, j’essaie comme je peux de leur conférer tout le pouvoir possible. De façon aussi naturelle que maladroite, j’ai associé l’efficacité des mots à leur intensité : lorsque j’écris mon indignation ou ma colère, je le fais avec violence, comme cet enfant qui répète en criant le « C’est pas juste ! » qui n’a pas été entendu les premières fois. La violence qui m’anime parfois n’est pas l’expression de la haine, mais de ma sincérité la plus entière quand je tente de mettre des mots sur ce qui me désespère. Être sincère est loin d’être suffisant : il faut savoir exprimer cette sincérité avec justesse. Parfois, elle prend l’apparence de la haine, mais il ne faut pas se fier aux apparences.


15 03 2023
C’était il y a tout juste une semaine, les réseaux sociaux étaient inondés du hashtag #journéeinternationaledesdroitsdesfemmes, les t-shirts à message étaient fièrement portés, on se réjouissait des initiatives festives. Comme souvent, les lendemains de fête paraissent ternes et moroses : que reste-t-il du 8 mars ? De quoi cette journée est-elle le symbole ? D’un combat que je mènerai sans répit : celui contre les stéréotypes. « Cette journée divise plus qu’elle n’est utile. » « Il faudrait que tu vois notre comité exécutif, que des hommes ! » « On ne joue au foot qu’entre garçons, les filles chouinent trop. » Ce ne sont que quelques-unes des phrases que j’ai entendues, avec dépit et parfois avec désespoir, durant la semaine écoulée. J’apprécie l’exercice d’argumentation et de débat, mais il est si difficile de trouver des arguments pour des causes qui semblent tellement justes qu’on ne les envisage pas comme des causes à défendre mais comme l’évidence du monde tel qu’il devrait être. Faut-il encore s’acharner à affirmer que la diversité n’est pas un étendard du politiquement correct mais la promesse de surprises et d’innovations ? Faut-il encore reprendre les mots de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient » pour rappeler qu’être douce, souriante, chouineuse ne sont pas des caractéristiques innées mais des constructions sociales ? Faut-il encore et toujours s’étonner de cette classification des individus selon des caractères physiques ? Va-t-on continuer longtemps encore d’enfermer les garçons dans une définition faite de testostérone, d’en faire les héros d’un film grossier et caricatural qui ne leur laisse aucune liberté autre que celle de jouer au macho animé de pulsions de domination ? Je lis que la virilité est définie comme étant l’ensemble des qualités attribuées à l’homme adulte : la vigueur, la puissance, le courage, le refus des limites et la recherche de la perfection. La lutte contre les clichés passe aussi par les mots. Je veux m’approprier ce terme “viril” et le faire mien : je suis une femme virile.


13 03 2023
Nous souhaitons le changement tout autant que nous le craignons. Il y a peu, j’ai pris la décision d’entreprendre des changements significatifs dans ma vie. Le moteur de cette décision fut tant le désir de nouveauté que la peur de me retrouver dans la situation décrite par Dostoïevski : « Il faut croire qu’il est vrai que toute la seconde moitié de la vie humaine n’est faite d’ordinaire que des habitudes contractées pendant la première. » Quelle terrible perspective de s’imaginer dans une vie dont le scénario, écrit par la force des habitudes, raconte inlassablement la même histoire ! Pendant plusieurs semaines, j’ai éprouvé cette agréable impression d’être pleinement en accord avec mes décisions nouvellement prises mais pas encore mises en œuvre, jusqu’à ce que, il y a quelques jours, je fus saisie de doutes, d’hésitations et de peurs. Lorsque je débutai, il y a maintenant un an et demi, mon activité de conférencière de philosophie en entreprise, j’ai animé une intervention intitulée : « Pourquoi est-il si difficile de changer ? » J’y avais abordé les causes de la réticence au changement : le poids des habitudes, la peur de l’inconnu, la difficulté de savoir ce que l’on désire véritablement. Je ne me retrouve dans aucun de ces points d’achoppement : je suis impatiente de me débarrasser de certaines habitudes bien trop ancrées pour en adopter de nouvelles, l’idée d’un futur qui contient des zones inconnues me semble enthousiasmante et, lorsque mes désirs changeront, mes projets feront de même ! De quoi donc avais-je peur ? D’abandonner un quotidien qui ne me correspond plus mais qui présente l’avantage extrêmement rassurant d’être familier et ordonné. La peur est un sentiment qui fige et dont la puissance est telle qu’elle est capable de faire taire la voix du bonheur. Qu’ai-je à perdre à adopter le changement ? Une routine ordonnée et sécurisée. Qu’ai-je à gagner ? La perspective d’un chemin nouveau, sombre, sinueux, chaotique peut-être, mais le long duquel j’ai la conviction que je rencontrerai surprise et joie.


08 mars 2023
En m’installant à Dubaï, je découvris, en même temps que ces tours de la modernité, des femmes qui semblaient surgir d’un film des années 50 : les cheveux, les ongles et les chaussures étaient toujours impeccables, le reste était souvent ostentatoire. Nombreuses sont celles qui ne travaillaient pas, ce qui me surprenait car, à l’île Maurice comme à Paris, j’avais été entourée de femmes autonomes financièrement. Pourtant, elles avaient fait des études (parfois brillantes), elles avaient eu une carrière (parfois prestigieuse). Toutes expliquaient qu’il y avait eu des choix à faire, et que le leur fut celui de la famille. Peu à peu, le « je » est devenu « lui » : son travail, sa carrière, la promotion qu’il espère tant. Un jour, les enfants s’en vont et les soirées se passent à acquiescer au récit de la journée de labeur du mari. Parfois, les maris s’en vont en s’indignant de devoir partager l’argent avec elles, alors qu’elles se sont si peu indignées d’avoir sacrifié leurs ambitions et une partie de leur identité pour n’être plus que « la femme de » et « la mère de ». Il est indélicat de s’apitoyer sur le sort de celles qui vivent confortablement alors qu’elles sont si nombreuses à lutter pour leur survie. Il est difficile de plaindre celles qui ont agi par choix. Dans quelle mesure ce choix est-il pleinement le leur et non celui d’une société qui continue, en 2023, de formater, de figer, de fragiliser ? Au fil des années, j’ai appris à ressentir une certaine affection pour les bourgeoises de Dubaï, et j’ai compris que le film de leur vie était parfois rangé dans la catégorie « dramatique ». Leur sort est-il moins à plaindre que celui des Iraniennes ou des Afghanes ? Oui, évidemment, même s’il n’y a pas de concurrence à la première place sur l’autel des sacrifiées. A chaque fois que l’on s’oppose à un destin sociologique qui tente de s’imposer sans consentement, c’est un peu plus de liberté et de droits conquis pour l’ensemble des femmes. « Je ne suis pas libre tant qu’aucune femme n’est libre, même si ses chaînes sont très différentes des miennes. » affirmait l’écrivaine féministe américaine Audre Lorde.


06 mars 2023
Cela aurait pu être un dimanche soir comme les autres, de ceux qui pèsent sur les épaules et sur le moral, qui ressassent les injustices et les incohérences, qui nous bordent en fredonnant le chant de l’angoisse existentielle. Il faut si peu pour retrouver la joie, l’enthousiasme et l’espoir. Hier soir, sur cette esplanade où présidait ce mot « thoughts  », j’ai assisté à la projection du documentaire Perception de El Seed. Je m’y suis rendue en espérant que le pouvoir que détiennent les artistes de nous élever du quotidien écrasant fonctionne une fois de plus. J’avais vu des images de ce projet monumental qu’il a mené dans ce quartier du Caire appelé le quartier des éboueurs, je m’attendais à un documentaire qui me plonge dans l’univers de l’artiste, qui me raconte son inspiration, qui m’explique sa technique. Ce fut cela, et ce fut bien plus que cela. « Celui qui veut voir la lumière du soleil clairement doit d’abord s’essuyer les yeux. » Cette phrase d’Athanase d’Alexandrie qu’il a dessinée sur les quelques 50 façades délabrées transformées en œuvre d’art est loin d’être uniquement un prétexte artistique ou une esthétisation d’un principe moral : tout le processus de création la met en œuvre. El Seed raconte les clichés qui l’ont habité, il relate son cheminement personnel à la rencontre de ces habitants qui récupèrent et recyclent quotidiennement les tonnes de déchets de la ville du Caire. En même temps qu’un projet artistique, c’est une expérience humaine qui nous est décrite : celle d’un artiste qui porte de l’attention et apporte de la beauté à des individus qui sont, au mieux, invisibilisés, sinon méprisés. Au fur et à mesure que les stéréotypes se brisent, les liens se construisent. Deux convictions m’animent depuis longtemps, probablement depuis mon adolescence et ma rencontre avec la philosophie. La première, c’est l’importance de la lutte contre les clichés qui, en enfermant l’autre dans une identité fabriquée et figée, génèrent de la douleur. La deuxième, c’est que la beauté sauvera le monde. C’était un dimanche soir qui ne laissait en rien présager son caractère exceptionnel ; et pourtant, il a ravivé mes convictions.


05 mars 2023
« Pourquoi vivez-vous à Dubaï ? » me demanda-t-elle. Cela faisait plus d’une heure que nous analysions le lien entre l’homme et la nature. Elle m’a vue fustiger la passivité et l’aveuglement des hommes ; elle a observé mes emportements contre cette humanité cannibale dont l’absurdité n’a pas d’équivalent. Je comprenais sa question posée sans insolence, mais avec un souci sincère de comprendre ce qui lui apparaissait comme un paradoxe : l’incompatibilité de ma préoccupation écologique avec cette mégalopole qui est tel un ogre jamais rassasié. Je m’élève régulièrement contre les clichés : chaque lieu détient ses qualités, et réduire un territoire foulé par des millions d’individus à un jugement unique est une aberration. Je crée mon lieu autant qu’il me forme : on peut se comporter de façon morale à Bamako, à Bogota ou à Bruges ; on peut agir en salaud sur une autoroute, sur une plage ou sur un flanc de montagne ; on peut être écolo à Dubaï. Cependant, depuis quelques temps, je ne peux nier une forme de dissonance entre ce lieu et moi. Il n’existe pas, ce pays fantasmé qui serait conçu selon mes désirs : un pays où il y aurait partout une invitation à la cohérence et à la profondeur, où le poids et la valeur des mots seraient inscrits dans le premier article de la constitution, où la propagation de stéréotypes serait réprimandée par le code pénal, où partout on célébrerait la pensée et la joie mais jamais les objets. S’il n’y a pas de lieu parfait, c’est néanmoins une obligation existentielle que de trouver celui qui nous correspondrait le mieux. Où est ma place ? « Les réflexions sur les espaces offrent bien plus que de simples considérations esthétiques ou pragmatiques : le rapport à l’espace est aussi une question philosophique de l’identité. Construire ou abîmer des espaces, c’est rendre possible ou empêcher des trajectoires qui sont aussi les esquisses de tracés existentiels. En effet, les lieux ne sont pas innocents : par les interactions qu’ils autorisent ou interdisent, ils m’enferment dans la place que j’occupe, ou rendent visibles celles que je pourrais investir. » Claire Marin, ‘Être à sa place’.


27 février 2023

« Ils ne sont pas trop rebelles ? me demanda-t-elle à propos de mes élèves.

 Pas du tout, je le suis plus qu’eux ! »

Il n’est pas impossible que je me plaise à me penser rebelle plus que je ne le suis véritablement. La figure du rebelle me séduit par son courage, sa lucidité et sa détermination. Il est désobéissant, non pas comme l’élève qui conteste une note ; le vrai rebelle est un altruiste qui souhaite changer son monde en même temps que le monde. Il détient une qualité rare : celle de l’indignation. Ce que je reproche à mes élèves comme à notre société, c’est d’avoir rendu démodée l’indignation ; elle a été remplacée par la tendance à l’indifférence. Si je n’ai peut-être pas l’étoffe d’une rebelle, je porte sur moi, comme un classique indémodable, l’indignation. Je m’indigne de tout : de l’impolitesse, des mots mal employés, des pizzas hawaïennes. Je suis bien consciente que cette indignation généralisée contient le risque d’une banalisation mais, dans l’impossibilité qu’est la mienne d’atteindre la mesure, je préfère l’excès au néant. Aux petites indignations, succèdent celles qui me jettent à terre de tristesse : la mer généreuse que j’aime tant et qui est devenue, par la barbarie des hommes, un cimetière d’écume et de larmes. Tendez l’oreille et vous entendrez le chant de l’indifférence : le fracas de ce bateau qui s’est brisé hier contre les rochers de la côte italienne, les pleurs de ce nourrisson de quelques jours bercé une dernière fois par les flots, les cris stridents de ces enfants qui coulent.

« Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés. » Stéphane Hessel avait 93 ans lorsqu’il écrivit, avec une vigueur que peu de jeunes gens détiennent, ‘Indignez-vous’. Il est mort le 27 février 2013, il y a exactement 10 ans. Je m’indigne parce que je ne peux être fière de cette société, je m’indigne en ne sachant pas quelle forme donner à mon indignation qui m’oppresse ; mais je continue de l’alimenter car, ne pas aller au bout de l’indignation, c’est être indigne.


23 février 2023

« J’espère que mon message te trouvera sereine » m’a-t-il écrit. Sérénité : c’est un mot que j’entends onduler avec douceur et aisance, et qui me transporte sur les berges d’une rivière où seule la mélodie du ruissellement vient troubler le silence. Hélas, il ne s’agit que d’une image rêvée car, dans le réel, je suis si peu sereine. Je suis inquiète, aux aguets, en alerte, indignée, en colère, extatique, euphorique. Il y a quelques jours de cela, nous discutions du moi véritable. Elle affirmait son existence, et ce malgré la difficulté de le définir. « Au fond de notre être, il doit bien y avoir un noyau immuable qui demeure et qui nous représente. » dit-elle. Quant à moi, je partageais la vision de Blaise Pascal : l’être humain n’est qu’un ensemble de caractéristiques changeantes. Si on enlève ces caractéristiques, il n’y a pas de vrai moi, mais un vent, un souffle, peut-être rien. Cette théorie la perturba, et je comprenais son trouble : nous avons un besoin de nous définir et de saisir en chacun de nous une prise ferme qui pourra nous permettre de prononcer ces mots rassurants : « Je sais qui je suis ». Si cette idée du moi changeant me plaît tant, c’est parce qu’elle m’évoque une liberté qui m’est chère : celle de pouvoir me redéfinir, peut-être même de me réinventer. Pourtant, même si je suis séduite depuis longtemps par cette identité fluctuante et oscillante, je ne peux nier que certaines caractéristiques, à force d’être posée sur moi, ont tatoué ma peau à l’encre indélébile : je suis impatiente, exubérante, explosive. Est-ce cela, mon noyau dont elle tentait de me convaincre de l’existence ? Le jour-même où nous débattions, un cyclone particulièrement violent survolait mon île natale et m’apporta un éclair de définition : je suis une fille-cyclone. Mes accalmies temporaires, tel l’œil du cyclone, sont inévitablement balayées par de brutales rafales. Enfant déjà, j’aimais l’excitation créée par l’ambiance cyclonique. Adulte, j’apprends à être heureuse durant le cyclone et dans les bourrasques, à défaut de sérénité.


20 février 2023
Ce matin, j’ai revêtu ma tenue d’enseignante que je pensais avoir remisée au placard durant la semaine de vacances écoulée ; c’est un tort de croire qu’il ne s’agit que d’un habit posé sur la peau alors que le métier est tatoué dans la chair. La semaine dernière, je me suis rendue avec une excitation identique aux premières fois au Louvre d’Abu Dhabi, impatiente à l’idée d’être, durant quelques heures, dans ce lieu où l’émerveillement et la beauté sont les seules normes. Je m’approchais du guichetier tout en fouillant dans mon sac à la recherche de mon pass d’enseignante et en m’excusant de ne pas avoir été plus prompte, lorsqu’il me dit :
« Ce n’est pas la peine, je sais que vous êtes une prof.
 Comment ? m’étonnai-je en souriant.
 Ça se voit que vous êtes une prof.
 Et comment le voyez-vous ? poursuivis-je de plus en plus amusée par notre échange.
 A votre façon de parler. »
Il aurait fallu un temps que la situation ne nous permettait pas pour que j’en sache davantage sur ses talents divinatoires, s’ils étaient dus au hasard ou à une fine observation du genre humain, lui qui, de son côté du guichet, voit défiler chaque jour des centaines d’individus.
Parfois, lorsque je suis dans un lieu public, je tente de déceler le métier des gens qui m’entourent. L’exercice demeure aussi superficiel que stérile : je ne peux savoir si mes suppositions sont dans le vrai car jamais je n’ai eu l’aplomb d’interpeller mes objets d’étude pour corroborer mes intuitions. Mais si je suis convaincue que l’exercice ne connaît qu’une marge minime d’erreurs, c’est parce que l’on ne peut effectuer un métier pendant des années sans que l’on devienne un peu ce métier. La déformation professionnelle est une formation de notre identité. Je suis souvent attristée lorsque mes élèves me confient qu’ils iront effectuer un métier qui ne leur plaît pas, et ce par obligation familiale ou par souci rationnel et sécuritaire. C’est un leurre, me semble-t-il, de penser que l’on peut demeurer longtemps à distance de son métier : je fais mon métier en même temps qu’il me fait et me façonne, et ce avec ou contre mon gré.


15 février 2023
Il n’est pas désagréable de jouer au touriste dans un lieu où, habituellement, on s’active tant. Parce que mon frère est en vacances à Dubaï, j’emprunte avec lui les parcours incontournables. « Cela ne doit pas être facile pour un enfant d’être heureux ici. » Nous venions de sortir du plus grand centre commercial au monde pour admirer la plus grande tour au monde, lorsqu’il prononça ces mots qui suscitèrent chez moi le plus grand des étonnements : dans cette ville où tout est fait pour divertir, les enfants sont rois, parfois même tyrans. Leur semaine se déroule dans des établissements scolaires privés, et leur week-end dans des activités aussi diverses que coûteuses, tout cela dans le confort d’une vie sécurisée. Dubaï est, pour de nombreux parents, le lieu de la vie rêvée des enfants. Il me fallait donc l’interroger sur le jugement qu’il portait. « Il y a tellement d’objets à acheter, une telle surenchère de marques, qu’ils doivent toujours être dans la comparaison frustrante avec les autres. » Son constat était-il spécifique à Dubaï ? Partout, et ce depuis l’avènement de notre société ultra consumériste, il faut se distinguer par ce que l’on possède. Comment faire comprendre à des enfants que les objets, non seulement n’apportent pas le bonheur, mais consolent si mal des chagrins ? Comment leur expliquer que ce qui fait le bonheur de l’un apportera si peu de satisfaction à un autre alors que les adultes continuent d’effectuer de tels amalgames ? Autour de moi, j’observe des individus qui œuvrent pour appartenir ou se dissocier d’un groupe, et cela non par les connaissances, le charisme, l’intellect, mais grâce à des montres, des voitures, des lèvres repulpées et les mêmes nez redessinés. Le philosophe René Girard affirmait que le désir est toujours mimétique : inconsciemment, nous désirons un objet par imitation, parce qu’un autre le possède. Ainsi, nos désirs ne nous appartiennent pas mais sont créés par la société. Il est effet aisé d’être malheureux dans cette ville et dans cette vie qui nous invitent à toujours consommer plus, comme si celui ou celle que nous sommes ne sera jamais suffisamment à la hauteur du bonheur.


14 février 2023
C’était il y a six ans de cela, nous étions quelque part entre Pushkar et Jaipur lorsqu’une voiture percuta violemment celle que nous occupions. Transportée dans le véhicule d’un habitant en l’absence d’ambulance, arrivée dans un hôpital de campagne sans moyens suffisants, transportée de nouveau le lendemain dans une clinique de Jaipur où mon corps et ma conscience meurtris demeurent allongés pendant trois semaines. « Vous avez eu de la chance », me dit le chef de service en me donnant l’autorisation, au bout de ces trois semaines hors du temps, de reprendre l’avion pour rentrer chez moi. Cette phrase me hanta : il fallait que je fasse quelque chose de cette chance, il fallait que je vive véritablement. Evidemment, au bout de quelques jours, tout cela fut oublié. La force de la routine que l’on critique tout en la recherchant, la peur de se confronter aux questions qui importent car elles exigent d’agir ont eu raison de mes réflexions existentielles qui se sont transformées en préoccupations organisationnelles : gérer mon métier, mon foyer, mes finances. Sans m’en rendre compte, j’étais gestionnaire et non actrice de ma vie. Les expériences négatives n’ont de valeur que si nous leur laissons la possibilité de nous indiquer un chemin autre et de nous ouvrir à des perspectives nouvelles. Plus tard, je compris qu’en sortant de cette clinique, j’avais eu besoin de retrouver un sol ferme et familier, que mon corps recherchait de la lenteur et de la douceur. Mais je n’avais pas le droit d’oublier cette date du 14 février 2017, ni la chance que fut la mienne. Depuis, moi qui n’avais jamais célébré la St Valentin, chaque 14 février, je célèbre la vie. C’est une célébration qui ne nécessite ni cadeaux précieux ni restaurant coûteux, mais simplement quelques minutes pour me rappeler que la vie n’est pas une évidence, que nous vivons dans l’incohérence que soulignait Sénèque : nous sommes des êtres mortels qui agissons comme si nous étions immortels, à force de remettre au lendemain ce qui importe. « Les hommes sont trop laborieusement occupés pour être capables de mieux vivre. C’est au prix de leur vie qu’ils organisent leur vie. »


12 février 2023
C’est bien plus qu’un plaisir : c’est un droit conquis par la force des jambes de contempler ce paysage qui ne s’offre qu’aux plus persévérants. La sérénité du décor et la froideur rafraîchissante de la pierre m’ont rappelé une autre minéralité : celle qui a écrasé, il y a quelques jours, des milliers de vies, à quelques milliers de kilomètres d’ici. Là où je cherchais aujourd’hui, agrippée à la roche, mes appuis sur un sol ferme, ce même sol s’est révélé tremblant et traître pour tant de vies. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai été confrontée à un dilemme dont il faudra que j’admette qu’il n’y aura pas de fin heureuse : comment ne pas devenir un monstre d’égoïsme ? Comment ne pas laisser le souci des autres abîmer mon ambition du bonheur ? A ne se préoccuper que de son seul devenir, on devient un être méprisant ; trop penser à ceux qui souffrent, c’est avoir la garantie de son propre malheur. Cette semaine : se morfondre des réunions sans fin, voir les images des immeubles effondrés et sentir l’émotion me saisir à la gorge, me plaindre de mes collègues, être honteuse de mes plaintes en voyant le bilan des morts augmenter de jour en jour dans une addition macabre, me réjouir de la perspective des vacances, être accablée par la vacance créée par ces vies disparues, me fâcher contre mon fils, me retenir de pleurer en découvrant cette photographie de ce père tenant la main inanimée de sa fille gisant sous les décombres. Comment fait-on pour conserver l’espoir du bonheur malgré le monde tel qu’il est ? Ce souhait même de vouloir à tout prix conquérir son bonheur n’est-il pas mesquin et petit ? Peut-on l’abandonner ? Faut-il l’abandonner ? C’est une situation qui ne connaît pas de demi-mesure car il n’est pas possible d’être un altruiste mesuré ou à moitié humaniste. Cette semaine, j’ai oscillé, dans le confort de cette vie protégée, entre incohérence et culpabilité.


10 février 2023
Elles ne se présentent pas souvent, ces situations qui nous désencombrent du statut social et des apparences, qui n’ont que faire d’un diplôme prestigieux ou d’un poste envié pour nous obliger à la sincérité. Hier soir, je me suis prêtée à un rituel de l’institution scolaire : les réunions parents-professeurs. Pendant trois heures, je me suis entretenue avec une quinzaine de mères et de pères qui avaient réorganisé leurs agendas, qui s’étaient éclipsés d’une réunion qui durait trop pour assumer le poste le plus difficile de leur vie. Devant moi, ils n’étaient plus directeur d’entreprise, avocate, artiste, individu fortuné, mais parents. C’est une responsabilité qui occupe constamment, et qui préoccupe bien plus ; pourtant, il est difficile de n’accepter être que cela, de ne plus avoir la carte de visite en papier texturé ou la voiture de luxe coûteuse pour nous réconforter. De quoi faudrait-il être réconforté ? De la crainte de ne pas effectuer correctement son rôle de parent. « C’est si difficile, à l’âge qu’ils ont », me confia-t-il. Ils furent plusieurs, avec des formulations à chaque fois personnelle mais avec toujours la même inquiétude dans le regard, à poser ce constat. Ce matin, ils ont retrouvé avec assurance leurs collègues, ils ont peut-être proposé avec détermination des stratégies ingénieuses, ils ont probablement manifesté avec brio leurs compétences ; mais hier, ils ont avoué avec une sincérité extrêmement touchante leur peur, leur désarroi parfois et surtout leur amour inconditionnel pour leurs enfants.


6 février 2023
« Tu ne me reconnais pas ? » me demanda-t-elle. Son visage n’affichait plus les traits enfantins dont j’avais le souvenir, et c’est une jeune femme pleine d’assurance, qui n’a cependant pas totalement abandonné les expressions de l’élève timide qu’elle était il y a onze ans de cela, qui se tenait devant moi. L’émotion qu’est la mienne, à chaque fois que je rencontre une ou un ancien élève, est toujours sincère ; elle ressemble à celle d’une mère qui revoit son enfant après une longue séparation, elle s’apparente à l’enthousiasme de retrouvailles entre amis qui se sont perdus de vue. Ni mère, ni amie, cette relation si particulière détient une tonalité aussi étrange qu’agréable : il y a la joie entière des retrouvailles sans que l’on sache tout à fait comment se comporter l’un avec l’autre. Certains délaissent immédiatement le « madame » et le vouvoiement qui ne détenaient de sens que dans la salle de cours, tandis que d’autres y demeurent attachés : « Je ne pourrai jamais vous appeler autrement que Madame » me dit-il solennellement au mois de juin dernier, alors qu’il venait d’obtenir son baccalauréat. « Je me souviens encore de la classe de philosophie. Lorsque tu faisais cours, on n’avait pas l’impression d’être en cours, on avait l’impression d’être ailleurs et que tu nous parlais de la vie. » Le blanc revêtu par tous conférait un aspect aérien, presque féérique, à la soirée ; la beauté du décor fut amplifiée par ses mots. Faire cours est une expression qui me déplaît. Dans le « faire » j’entends un effort douloureux et un labeur pénible ; dans le « faire cours », je perçois une dimension magistrale et autoritaire. Or, si préparer un cours et l’animer requiert une énergie insoupçonnée par ceux qui ne se sont jamais prêtés à l’exercice, le plaisir éprouvé emporte tout. Si j’aime et si je réclame d’être écoutée, il n’y a cependant aucune volonté d’imposition ou de domination de ma part : l’exercice philosophique impose de descendre les marches de l’amour-propre pour nous mettre à égalité devant les complexités de la nature humaine.


1er février 2023
Aujourd’hui, pendant que je faisais cours, je le voyais griffonner sur une feuille. Si cela m’a agacée, c’est parce que je suis d’une intolérance extrême envers tout ce qui peut distraire l’attention de mes élèves du propos philosophique. Cette rigueur, peut-être même rigidité, n’est pas l’expression d’un narcissisme de l’enseignant qui ne supporterait pas que les regards ne se posent plus sur lui ; elle s’explique par le fait que pour moi, rien n’a plus de valeur que le propos philosophique, et s’en détourner, ne serait-ce que le temps de quelques secondes pour gribouiller, est une bravade qui m’est insupportable. A la pause, ne parvenant à refréner ma curiosité, je lui demandai de me montrer cette feuille : « La E101 transforme l’ado naïf en un penseur des Lumières et échange temporairement son langage banal pour des dialogues raffinés et complexes. » Je l’avais soupçonné de s’éloigner du propos philosophique alors que, sur ce morceau de papier, entre deux dessins raturés, il en faisait précisément l’éloge. Ce n’est qu’aujourd’hui que je me suis aperçue que la salle où je fais cours, la E101, porte le même chiffre que la salle des tortures dans 1984 de Georges Orwell : c’est une pièce où, dans le roman, réside l’objet de peur le plus insoutenable de chacun des personnages. Quelle est la pire de mes peurs ? Que le monde ne soit que haine et clichés, que l’humanité perde sa cohérence, que l’exercice philosophique soit condamné à la disparition. C’est toujours avec émotion que je pousse la porte de ma salle de classe, et c’est avec excitation que, une fois les élèves installés, je la referme pour débuter, dans ce monde clos qu’est le nôtre, l’aventure philosophique. Parfois, je m’interroge sur l’utilité ou l’efficacité de ce qui se passe derrière cette porte ; parfois, le découragement menace. Par ses mots, il a rendu hommage à cette salle E101 qui ne craint pas la complexité et, ce faisant, il a chassé mes peurs pour me réconforter dans l’idée que la philosophie ne disparaîtra pas, du moins pas dans cette salle E101 qui affiche un E comme espoir.


30 janvier 2023
Je suis souvent étonnée que, de façon générale, on soit si peu conscient du pouvoir que détiennent les mots. Le weekend dernier, les pieds dans le sable du désert dubaïote et les lumières de la ville au loin, nous parlions des moyens de mobiliser la volonté pour parvenir à nos objectifs. Il n’est peut-être pas anodin que cette discussion ait surgi lors des derniers jours de janvier, mois qui est traditionnellement celui des résolutions auxquelles on oppose si souvent une résistance par crainte de ne pas détenir la volonté de les mettre en application. Il est difficile de tenir un engagement fait à soi-même, et on trouve souvent des accommodements avec soi pour justifier son inaction. Il est plus contraignant de s’engager devant les autres. Il y a des années de cela, je souhaitais devenir végétarienne. Au détour de conversations qui abordaient ce sujet, j’exprimais mon souhait sans pour autant le mettre en pratique. Et puis un jour, j’ai dit à mon interlocuteur : « Je suis végétarienne ». Je ne l’étais pas encore et, ce qui aurait pu passer pour un mensonge était en réalité un engagement public que je prenais. En l’énonçant à voix haute au présent, et non plus au futur ou au conditionnel, je n’avais plus d’autre choix que de mettre en pratique mes mots. Ce jour-là, je suis devenue végétarienne, dans les mots et dans les faits. Les mots ne font pas qu’exprimer le réel : ils le créent. En formulant devant les autres, comme un fait certain, ses désirs, on s’oblige à les concrétiser. Dans son célèbre ouvrage, ‘Quand dire c’est faire’, le philosophe John Austin analyse l’usage performatif de la langue : certains mots sont en même temps des actes. Par exemple, quand je dis « je promets », le mot est en lui-même l’acte de promesse. On peut aider la volonté en prononçant des phrases pré-performatives : énoncer haut et fort ses résolutions, c’est renforcer le courage de les mettre en œuvre. Alors qu’il ne reste plus qu’un jour à ce mois de janvier, il est encore temps d’adresser ses résolutions aux autres pour s’obliger à les mettre en pratique. « En 2023, je change de métier et de vie. » Maintenant que je vous l’ai dit, je ne peux plus me dédire !


27 janvier 2023
Cette semaine, j’ai invité mes élèves à changer de place au sein de la classe. Délaisser sa chaise en même temps que ses habitudes pour adopter des perspectives insoupçonnées : dans la classe comme dans la vie, c’est une invitation qui ne peut que faire surgir l’exaltation de la nouveauté. Ceux qui exprimèrent une méfiance face à ce changement sont ceux qui occupaient le premier rang et qui, dans une logique d’égalité, ont été conviés à laisser leur place à ceux qui étaient condamnés depuis des mois à contempler leurs nuques. Je comprenais d’autant mieux leur réticence que l’élève que je fus avait, à chaque fois, vécu comme une terrible injustice le fait d’être obligée d’occuper un autre rang que le premier où l’on est vu et considéré, où l’on existe plus que partout ailleurs dans la salle de classe. Mais je ne suis plus cette adolescente, et je commence à ressentir un certain confort à me tenir à distance. Est-ce parce que j’exerce un métier où je suis constamment, dans les jours où je me sens une âme de star comme dans les moments où je souhaiterais devenir invisible, au centre de la convergence des regards ? Est-ce parce que depuis de nombreuses années je vis dans des villes – Paris, Dubaï – qui sont des centres d’attraction ? Pour la première fois, j’ai un désir de périphérie. Faire un pas en arrière, agrandir le champ de vision, adopter un lieu qui se trouve dans une demi-pénombre, ne plus être constamment regardée mais être dans le plaisir coupable d’observer les autres sans risque d’être prise en flagrant délit, l’idée me plaît. La vie n’est probablement ni plus douce ni plus heureuse en périphérie, mais je l’imagine moins contrainte par les jugements et par les obligations ; je l’imagine plus libre. J’ai toujours eu un faible pour les rebelles qui s’emparent avec assurance de la chaise au dernier rang, qui toise la prof avec désinvolture, comme si la distance physique créée par les trois rangées les protégeait de toute sanction. J’éprouve une envie de les imiter.


25 janvier 2023
On pense savoir, on pense gérer, on pense être en maîtrise car on nous a dit que c’est cela être adulte. Il y a quelques jours, j’étais habitée (peut-être plus que d’habitude) par des préoccupations liées à mes désirs, à mes projets, à la vie dans toute sa banalité et sa splendeur. Lorsque l’heure de mon cours survint, je pensais avoir réussi à revêtir le masque de l’impassibilité, marque du professionnalisme tel qu’il m’a été défini. J’avais relu mon cours, j’avais préparé mes documents : j’étais prête. Comment ai-je pu oublier que ce « je » est double ? Quand le corps est prêt, l’esprit ne l’est pas toujours. C’est un métier où, parce que mes élèves ne sont pas mes collègues, je ne peux leur confier mes désagréments. J’aime cette retenue imposée parce qu’elle m’oblige : laisser ses tergiversations dans les coulisses, entrer sur scène, endosser le rôle, et ce peu importe le bruit du monde extérieur. Mais il y a des jours, sans que l’on s’en rende compte, où l’on joue moins bien. Ce n’est que ce matin que j’ai découvert ce message. Ils avaient dû le glisser, avec discrétion et pudeur, dans mon carnet durant la pause. Cette écriture aux contours enfantins et aux maladresses orthographiques sur le papier seyes me procurera toujours la même émotion. Ces mots expriment ce qu’il y a de si beau dans la nature humaine : l’altruisme. Comment ne pas être touchée et émue ? Je réfléchis si souvent à la question du sens que peut offrir le travail. Durant cette semaine où en France certains expriment leur colère de devoir travailler plus alors que les bras et la motivation ont déclaré forfait, où mes élèves remplissent les inscriptions sur Parcoursup et se projettent avec anxiété dans leur future vie de travailleurs, où la fin du mois de janvier a résolument chassé l’enthousiasme du début d’année, cette question du sens est revenue quotidiennement. Il faut beaucoup – l’incohérence, la violence, l’absurdité – pour briser le sens de ce qui nous importe. Il faut si peu pour reconférer du sens : le souci de l’autre, et quelques mots (et des cœurs !) sur un papier seyes.


23 janvier 2023
Il n’est pas nécessaire de porter la tenue aux couleurs vives pour avoir une âme de sauveteur. C’est l’un des moteurs de nos vies comme l’une de nos plus grandes causes de frustration : nous nous rêvons si souvent en sauveteurs de ceux qui nous sont chers. Animés d’intentions qui sont aussi bonnes qu’inefficaces, nous nous lançons dans une course éperdue sur la plage de nos velléités, nous plongeons dans les vagues de nos espoirs, nous nous imaginons regagner le rivage, essoufflés et fiers, en tenant dans nos bras un bonheur secouru par notre détermination : détourner des parents vieillissants de l’idée de la mort, insuffler de l’enthousiasme à une sœur ou à un frère accablé par le poids du quotidien, motiver son enfant en lui narrant d’exaltantes perspectives futures, communiquer la hardiesse des décisions à une amie usée par la vie, redonner le goût de la curiosité à un élève au regard terne. Mais comme un enfant qui plongerait avec insouciance dans les vagues, appréciant sans pensée du lendemain le goût salé de la liberté, et que le sauveteur viendrait brutalement sortir de l’eau, les autres ne veulent peut-être pas être sauvés. Animés par l’amour que nous leur portons, nous cultivons la croyance que la vie qu’ils mènent est perfectible, nous refusons la possibilité que leur existence puisse leur convenir, nous pensons mieux savoir qu’eux. Les bonnes intentions sont non seulement inefficaces, elles peuvent aussi se révéler méprisantes : penser, à leur place et contre eux, que les autres méritent toujours mieux, c’est leur ôter le droit d’apprendre à nager par eux-mêmes. On peut les accompagner mais pas les sauver ; on peut les éduquer mais pas les sauver ; on peut les aimer mais pas les sauver. Il faut faire preuve de courage pour accepter notre inutilité dans le bonheur des autres. Peut-être que notre seule sphère d’action véritable, c’est de tenter de se sauver soi-même. En incarnant mes propres principes, en montrant à ceux qui me sont chers que je boirai la tasse sans jamais cependant laisser les flots du malheur victorieux, je leur montre que le bonheur est possible. N’est-ce pas la plus belle des preuves d’amour ?

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