francophonie, OIF, Francophonie, Organisation Internationale de la Francophonie, langue française, diplomatie culturelle, littérature, théâtre, festival, diversité culturelle, les francophonies

MENU
Pologne : la guerre en noir et blanc

Pologne : la guerre en noir et blanc

Une reporter de guerre, un journaliste spécialisé en politique internationale et un blogueur passionné par les pays de l’ex-URSS. Tous trois Polonais et accaparés depuis 17 mois par les événements en Ukraine, ils nous parlent des médias en temps de guerre.

1er août 2023 - par Magdalena Graniszewska 
 - © Action contre la fin
© Action contre la fin

Quand la Russie a lancé l’attaque contre son voisin, le 24 février 2022, Karolina Baca-Pogorzelska, journaliste à l‘hebdomadaire polonais « Wprost », travaillait sur son deuxième livre parlant de l’Ukraine. Le 10 mars, elle quitte Varsovie pour l’Ukraine. « Je n’aurais jamais pensé que je partirai pour de bon. Je voulais seulement travailler sur mon livre, mais aujourd’hui j’habite là-bas ».
Depuis, elle couvre la guerre pour « Wprost » et raconte son quotidien sur les réseaux sociaux, où elle est suivie par un public large et engagé. Elle coopère aussi avec la 103e brigade de défense territoriale de Lviv. « Je gère une collecte de fonds en ligne, j’aide la brigade et je les équipe », précise-t-elle.

Trois couleurs : rouge, jaune, vert
Karolina Baca-Pogorzelska écrit rarement sur la grande politique. « Ça, on peut le faire depuis Varsovie ». Elle préfère parler de la vie en Ukraine, ou bien de sa voisine Olena et de son fils handicapé, qui refusent de se laisser évacuer.
La reporter se déplace beaucoup dans le pays qui, pour le temps de la guerre, a été divisé en trois zones. Dans la zone rouge les médias sont interdits, dans la jaune – ils sont acceptés, mais en compagnie d’un officier de presse, et dans la zone verte, couvrant la plus grande partie du pays, les journalistes accrédités travaillent librement. « Cette division n’est pas toujours claire, mais on arrive à travailler ».
On arrive à travailler même si les autorités ukrainiennes ne divulguent pas tout. « Par exemple, ils disent combien de Russes ont été tués, mais le nombre de victimes ukrainiennes, notamment militaires, est tenu secret. C’est compréhensible ». Selon elle, les médias ukrainiens et internationaux traitent honnêtement des sujets difficiles, sans rien balayer sous le tapis. « On pose des questions difficiles lors de conférences, par exemple sur l’aide humanitaire qui ne va pas toujours là où elle devrait aller ».

Et pourtant Karolina Baca-Pogorzelska n’écrit pas tout ce qu’elle sait. « Les règles sont claires : les informations sensibles, concernant par exemple les bombardements, nous les publions avec une ou deux heures de retard. Pour que les Russes ne puissent pas corriger leurs tirs ». De même pour les briefings de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien. « Nous n’en parlons qu’une fois qu’il a quitté la salle, jamais en direct ». Elle voit aussi des sujets qui sont importants mais qu’elle ne traitera sûrement pas aujourd’hui. Dans un an ? Probablement. « Ce sont mes décisions personnelles. A chaque fois je me demande ce qu’une information spécifique apporte au débat, si elle ne débouchera pas sur une pitoyable tempête. Je ne veux pas alimenter la désinformation russe ».

Bêtise, erreurs et influenceurs
Pour Karolina Baca-Pogorzelska, cette guerre dévoile la puissance de la désinformation. Une autre réflexion vient de Michał Potocki, co-auteur d’un livre avec Karolina Baca-Pogorzelska, auteur d’autres ouvrages sur l’Ukraine et la Biélorussie, et aussi journaliste au quotidien „Dziennik Gazeta Prawna”, pour lequel il couvre les affaires internationales. « Cette guerre dévoile parfois plutôt la bêtise, les erreurs, le manque de vérification des sources et le rôle des certains influenceurs qui utilisent la guerre pour développer leur audience ».
Pour lui, le mécanisme est simple : à la poursuite des « likes », un influenceur reprend une information sensationnelle sur Telegram, il la traduit à l’aide d’un traducteur automatique et la publie, sans commentaire, sans vérifier la source, sans contexte. Il arrive même que de telles informations soient malheureusement reproduites par certains médias traditionnels. « L’infosphère de l’ex-URSS a ses propres particularités, elle nécessite une connaissance du contexte, la capacité de distinguer l’absurdité de la vérité », explique Michał Potocki.
Des exemples de désinformation, Andrzej Szurek en connaît de nombreux. Cet ancien journaliste, aujourd’hui directeur général de la société InnerValue, travaille pour des entreprises de l’ancien bloc sovietique qui cherchent à lever des fonds en Pologne. Il est aussi youtubeur, avec sa propre chaîne ZEWschodu où il parle de l’ex-URSS.
Il cite un cas de l’hiver dernier, lorsque soudainement dans l’infosphère polonaise sont apparues des informations sur le début d’une contre-offensive ukrainienne. « Au même moment - silence sur les chaînes ukrainiennes et russes » raconte Andrzej Szurek. « Enfin, les Ukrainiens ont commencé à expliquer chez eux qu’apparemment les Polonais avaient inventé une contre-offensive pour eux ».

Il y a aussi le cas du Kazakhstan. Les médias polonais ont rapporté un jour, de façon sensationnelle, que ce pays avait complètement changé de cap et pris ses distances avec la Russie. « Or ce n’était pas vrai. Les médias polonais se sont appuyés sur de fausses informations des médias russes », explique le blogueur.

Vanter les succès pour des « likes »
Karolina Baca-Pogorzelska se révolte souvent en lisant les posts irréfléchis de commentateurs de salon qui ont pris la grosse tête et se prennent pour des journalistes. « C’est incroyable comme parfois vous constatez leur énorme audience ».

Cette influence, comme l’explique Andrzej Szurek, prend ses racines au moment de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Les experts professionnels ne l’ont guère prévu, alors que quelques commentateurs annonçaient qu’il y aurait une guerre. « N’importe qui peut de temps à autre avoir la main heureuse avec une prédiction », remarque Andrzej Szurek. Ceux qui avaient prévu l’attaque ont rapidement gagné en popularité. « Ils sont souvent allés plus loin dans leurs prévisions, avançant des thèses très tranchées. Les gens aiment ces théories. Ils n’aiment pas les nuances ».

Ces nouveaux géopoliticiens ont pour objectif principal d’ accroître leur propre popularité. « Cela explique pourquoi ils écrivent le plus souvent sur les succès de l’Ukraine. Sur l’Internet polonais, cela se lit mieux que les articles sur les difficultés de l’économie ukrainienne ou sur la Russie qui ne s’effondre pas économiquement malgré les sanctions. Je vois cela aussi dans les statistiques de mon propre blog » explique Andrzej Szurek.

En conséquence, la société polonaise a tendance à penser que les Ukrainiens s’en sortent bien. Et ça, c’est dangereux. « Ce peuple n’est pas indestructible, la situation économique et démographique est extrêmement difficile » alarme Andrzej Szurek.

Les information russes, ça se filtre
Depuis le déclenchement de la guerre les médias polonais n’ont plus de correspondants en Russie, pour des raisons de sécurité. Quant aux grands médias internationaux, ils se sont d’abord retirés, puis sont partiellement revenus. En mars 2023 le correspondant du Wall Street Journal a été arrêté à Moscou.
« Certes, j’aimerais lire plus sur l’actualité en Russie, mais savons-nous à qui faire confiance ? » se demande Karolina Baca-Pogorzelska. Andrzej Szurek regrette que l’opinion publique en Pologne ne soit que peu informée sur ce qui passe en Russie. « Contrairement à l’opinion commune, il n’y a pas eu d’effondrement du niveau de vie là-bas ».

Michał Potocki souligne cependant de son côté qu’il est toujours possible d’obtenir des informations indépendantes de la Russie, mais il faut savoir les filtrer. « Il existe des médias russes indépendants qui donnent une image assez juste de la situation. Il leur est même plus facile de fonctionner que pour les médias occidentaux, car les interlocuteurs russes les abordent avec plus de confiance ».

Une victime et un agresseur
Andrzej Szurek ne se sent pas obligé d’être neutre face à cette guerre. Il soutient l’Ukraine. « Cette guerre est noire et blanche. Il y a une victime et un agresseur. C’est pourquoi les médias en Pologne placent leur sympathie du côté de l’Ukraine » explique Michał Potocki. De plus, la raison d’État en Pologne exige de soutenir l’Ukraine. « Cela accroît la tendance des médias à recourir à l’autocensure, mais nous devons la combattre et ne pas éviter d’informer sur les questions difficiles ».

Michał Potocki remarque aussi que les médias anglo-saxons et allemands ont tendance à citer la partie ukrainienne et, de manière équivalente, la partie russe. « Je suis contre la symétrie artificielle des opinions. D’autant que la Russie utilise le mensonge comme outil de communication ordinaire. L’Ukraine peut embellir la réalité, obscurcir l’image, mais elle utilise rarement le mensonge. Je ne pense pas qu’il soit erroné de citer des Russes, mais il faut savoir que la Russie, si elle le peut, mentira ».
Quant à Karolina Baca-Pogorzelska, elle refuse d’être uniquement l’observatrice de la guerre. « Je lève des fonds et j’aide parce que je pense que c’est nécessaire. Deux missiles sont déjà tombés par erreur sur la Pologne. Ils ne seraient jamais tombés sans cette guerre. Je ne veux pas voir dans mon pays tout ce que je vois en Ukraine ».

Partagez cette page sur votre réseau :

Précédents Agora mag