Entre rencontres et débats, Prudentienne Hougnigbo Gbaguidi enchaîne interviews et communications. Seule libraire ouest-africaine à l’exposition de livres*, à la Gaieté Lyrique, elle ne tarit pas de mots pour parler de sa passion pour le métier de libraire, de l’Association internationale des libraires francophones (AILF) ou encore des libraires d’Afrique et du Bénin. Juriste de formation, elle a embrassé le métier du livre « fortuitement ». Après de nombreuses demandes d’emploi, c’est à la librairie Notre Dame à Cotonou qu’on l’appelle pour un poste. « C’est là que tout a commencé. Ensuite je suis devenue assistante de la directrice puis chef d’approvisionnement ».
Alors qu’elle assistait sa patronne d’alors, Agnès Adjaho, à la Libraire Notre Dame à Cotonou, Prudentienne Houngnibo Gbaguidi dit avoir beaucoup appris sur le livre. Notamment, à travers les formations et ateliers auxquels elle participe grâce à la bienveillance de sa patronne à qui elle dit devoir son succès en tant libraire. « C’est l’occasion pour moi de rendre hommage à une brave femme : Agnès Adjaho. C’est elle qui m’a donné le goût du livre parce que chez elle, le travail administratif rimait avec le travail littéraire. C’est elle qui m’a formée. Si je suis ce que je suis devenue aujourd’hui en matière de livre, c’est grâce à cette femme », a-t-elle témoigné avec beaucoup d’émotions. Prudentienne Houngnibo Gbaguidi a été tellement impliquée dans le travail littéraire dans cette structure qu’après le départ de sa patronne, elle en est devenue la directrice. Un poste qu’elle a occupé pendant huit ans avant de se mettre à son propre compte.
Depuis le 13 août 2021, elle tient sa propre librairie à Cotonou : « Savoir d’Afrique » qui fait dans la vente de livres d’auteurs africains et d’autres coins du monde. Pour son travail dans la chaîne du livre, elle a même été reçue dans l’Ordre du mérite français en tant que « Chevalière des arts et des lettres » en 2023. Une distinction qui lui donne « l’envie de continuer » à faire la promotion du livre. Elle est la présidente de l’Association des libraires du Bénin et la vice-présidente de l’AILF, couronnement de ses 25 ans de carrière dans la chaîne du livre.*La librairie francophone, c’est près de 5000 livres dont 2000 livres d’éditeurs jamais présentés en France.
Falilatou Titi : Vous êtes la seule libraire ouest africaine francophone dans cette librairie spéciale mise en place dans le cadre du XIXe sommet de la francophonie à Paris. Qu’est-ce qui vous a valu d’être là ?
Prudentienne Houngnibo Gbaguidi : L’association à laquelle j’appartiens, l’AILF et dont je suis là vice-présidente, est une association internationale bien connue du pouvoir public si bien que lorsque ce Sommet a été prévu pour avoir lieu à Paris, le ministère français de la Culture a contacté l’association afin qu’elle puisse agrémenter les activités prévues dans le cadre du Sommet en montant une exposition de librairies francophones. C’est-à-dire, des livres d’auteurs francophones qui ne soient pas forcément édités en Europe mais dans nos différents pays et qui seront acheminés à Paris pour être exposés et ainsi montrer la diversité littéraire qui existe.
Pour ma part en tant que libraire représentant le Bénin, j’ai pu présenter une variété de livres en suivant le thème de ce XIXe Sommet de la Francophonie qui est : « Créer, innover, entreprendre ». Donc j’ai pu proposer une variété, des auteurs béninois édités au Bénin, des auteurs togolais édités au Togo et au Bénin, des auteurs ivoiriens édités en Côte d’Ivoire... J’ai pioché un peu partout dans la sous-région. J’ai proposé des auteurs guinéens, sénégalais, des auteurs togolais, des auteurs ivoiriens. Ce que la Commission a accepté. Les consœurs libraires du Niger, de Madagascar, du Québec, de Tunisie, du Maroc, d’Algérie, du Liban et autres, ont toutes pu faire une sélection. C’est une première au sein de l’association. Et je pense que c’est aussi une première dans le cadre des Sommets de la Francophonie.
Depuis que la librairie francophone a ouvert ses portes, est-ce que les gens visitent l’exposition ?
Il faut avouer que c’était une inquiétude pour moi personnellement. Je me suis dit, étant loin des lieux du Sommet proprement dit, est-ce que ce sera visité ? Mais contrairement à mes craintes, depuis qu’on a installé l’exposition le 30 septembre et ouvert officiellement le 1er octobre, ça circule. Et c’est une joie pour moi d’exposer des livres de mon pays. Il y a des livres d’auteurs tels que : Florent Couao-Zotti, Adélaïde Fassinou, Abib Dakpogan, Gilles Gbéto, Armand Adjagbo, Adjou Moumouni, Carmen Todonou, Jean Pliya, Sophie Adonon, Olympe Belly Quenum, Florent Eustache Hessou, etc. J’ai essayé de balayer tous les auteurs béninois contemporains qui sont dans ma librairie. Il y a également des éditeurs togolais qui sont là. Tous ces auteurs ont été sélectionnés suivant la thématique donnée. On a fait la proposition et une commission s’est chargée de faire le travail de tri. Le commissaire de l’expo a fait une sélection sur chaque liste proposée par les librairies. Ce sont les titres retenus qu’on a fait acheminer à Paris.
Parlons particulièrement du contexte béninois. Quelles sont les tendances qui émergent en matière de lecture ?
En matière de lecture, il faut reconnaître qu’il y a une grande évolution par rapport aux dix dernières années. D’abord, il y a une floraison de maisons d’édition et d’écrivains et nous découvrons de jeunes talents. Ce sont surtout les romans et les nouvelles qui sont plus lus. Parfois, il y a les pièces de théâtre. S’il faut aller vers les universitaires ou les scientifiques, il y a les livres sur le développement personnel qui sont aussi souvent demandés, en plus des livres au programme au collège et à l’université. Si nous allons chez les ados et la jeunesse, c’est la littérature dédiée, les bandes dessinées, les albums, les coloriages, ainsi de suite.
Nous sommes dans un monde où les choses évoluent très vite. L’internet et l’Intelligence Artificielle sont est en train de tout bousculer, les jeunes ne s’intéressent plus à la lecture comme auparavant. Quelle est selon vous la place du livre en format papier face à la montée en puissance des livres numériques ?
Moi, je vais dans le sens contraire que vous parce que malgré cette montée de l’Intelligence Artificielle, de ma propre expérience en tant qu’acteur de la chaîne du livre, il faut reconnaître que les jeunes continuent d’acheter le livre en format papier, même si ce n’est plus comme avant. D’abord il y a de nombreuses activités autour du livre menées au Bénin, elles poussent les jeunes à aller vers les livres. La lecture du livre a une place dans la vie des jeunes. Moi je suis très contente que certains parents, dans le cadre des fêtes de fin d’année, achètent comme cadeau à leurs enfants, des livres. Ils disent : « Non je ne veux pas de jouets et autres, je préfère leur acheter des livres ». Si les gens ne lisaient pas, je n’aurais pas été encouragée à ouvrir ma propre librairie. Il est bien vrai que le pouvoir d’achat ne permet pas à tous les jeunes de se lever pour aller acheter des libres en librairie. Mais nous continuons à nous appuyer sur les parents, les proches de certains jeunes et enfants et les intellectuels.
Malgré votre point de vue sur la place du livre chez les jeunes, pensez-vous que le numérique, les réseaux sociaux ou encore l’Intelligence Artificielle peuvent avoir un impact significatif sur le livre ?
Il est clair qu’il y aura un impact. Ça a déjà un impact sur le livre. Mais je vous assure qu’il y a des gens qui ont des livres en format numérique et viennent à la libraire pour acheter la version papier. Ils disent : « Je préfère le format papier parce que le format papier ne peut jamais disparaître ». Même en Europe tout au début, quand le numérique a commencé, on pensait qu’il allait complètement effacer le livre. Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas au Bénin que le livre va disparaître. Les PDF circulent dans les mails, dans les groupes WhatsApp mais les gens viennent toujours acheter des livres. Quand quelqu’un sort un livre, il se vend. Cela signifie que le livre a sa place.
Avec l’expansion des films pour enfants à la télé et des tablettes et compte tenu de la réalité des réseaux sociaux, comment amener les enfants à aimer la lecture ?
C’est lorsqu’il y a un vide ou pas de bibliothèque que l’enfant est tout le temps collé à sa tablette. Si les parents essaient d’orienter les enfants dès le bas âge, il finira par aimer le livre. C’est parce que nous aussi, on veut jouer les « Akowé » (les intellectuelles, Ndlr) avec nos enfants. Je n’ose pas croire que les tablettes sont déjà instaurées dans les écoles. On continue d’utiliser les cahiers. C’est dans les écoles françaises que la tablette est instaurée. Certains parents achètent des tablettes à leurs enfants pour se distraire et d’autres préfèrent acheter des livres. On essaie de faire les sensibilisations. Pour le moment, le pouvoir public n’intervient pas dans ces choses-là. Mais nous, acteurs de la chaîne du livre, on continue de sensibiliser. On ne dit pas que tout est rose et que les enfants vont laisser les tablettes pour aller vers les livres mais on espère. On essaie de sensibiliser les parents pour qu’ils puissent orienter les regards des enfants vers les livres plutôt que les tablettes.
S’agissant de bas âge, quel est l’âge approprié pour initier un enfant à la lecture ?
L’idéal serait déjà à la maternelle, puisqu’il y a des livres à la maternelle : des livres de coloriage, de musique et autres. Mais sous nos cieux en Afrique, il n’y a pas un âge. Je reçois des parents dans ma librairie qui disent : « Je veux amener mon enfant à la lecture. Il est déjà en terminale ». Je leur dit : « Dans ces conditions, commençons par des livres sous formes d’albums, des petits livres de contes illustrés pour progressivement l’amener vers les romans ». Parce quand l’enfant à un âgé déjà avancé, il est difficile de lui dire de commencer par lire les romans. Nous, les libraires, on a des stratégies. Dans certains cas, on peut amener l’enfant lui-même à choisir le livre qui lui plaît. Donc il n’y a pas d’âge fixe. En Europe, c’est depuis le berceau qu’on commence à habituer l’enfant à la lecture. Comme on n’a pas cette culture, j’estime qu’il n’y a pas d’âge pour commencer à lire, quand on sait le faire.
Quels conseils donnerez-vous aux élèves et étudiants qui n’aiment pas la lecture ?
Je voudrais d’abord demander aux enfants, s’ils ont dans leurs localités un centre « Bénin Excellence », ou les centres de lectures du CAEB (Conseil des Activités Educatives du Bénin, Ndlr), la première démarche est d’aller vers ces centres parce que c’est gratuit. Ensuite ils vont s’inscrire ou s’abonner et commencer à lire. Ou encore, ils n’ont qu’à passer dans les librairies parce qu’aujourd’hui, la librairie est un lieu pour tout le monde. Le fait même de jeter des coups d’œil sur des titres de livres dans les rayons nourrit l’esprit. Par exemple à la librairie, il y a des livres qui commencent à partir de 1000 francs ou 1500 francs. Les élèves qui n’ont pas les moyens peuvent se rendre dans ces bibliothèques que j’ai citées, pour s’instruire gratuitement. En plus, ces centres proposent beaucoup d’animations. Deuxième chose, l’enfant peut lire les documents qui sont à sa portée, même des journaux qui tombent entre ses mains, il n’a qu’à lire parce que ça stimule. Des magazines, des revues, ils n’ont qu’à lire. Troisième chose, si l’enfant a la possibilité d’avoir une tablette, il n’a qu’à chercher des petits contes.
Au lieu d’aller sur des sites inappropriés, il peut trouver des petits contes et commencer à lire, taper des noms d’auteurs, voir leurs livres et lire. Plus tard, tout ça peut l’amener à économiser pour s’offrir des livres de son choix. Je connais des enfants qui économisent leur petit déjeuner pour s’acheter des livres. Et quand ils viennent à la librairie, on les aide en faisant des réductions pour qu’ils puissent acheter. Il y a des magazines que j’ai dans mes rayons et qui coûtent à partir 750 francs, 1500 francs, etc. qu’ils peuvent acheter. Donc lire aujourd’hui ce n’est plus difficile.
Quant aux parents, je veux les exhorter surtout à amener les enfants à la librairie pour leur prendre quelques livres plutôt que des habits très chers et les tablettes qu’ils offrent aux enfants comme cadeau de fin d’année. Je connais un jeune couple qui a deux enfants et chaque mois, avec un budget de 5000 francs, le père prend deux livres pour eux. Il le fait depuis un an. Ce couple-là amène l’enfant déjà vers la lecture. Et quand on le fait, on demande aux enfants après : « dis-moi quel auteur tu as lu et ce qu’il dit dans son livre ». Ça amène les enfants à prendre la lecture au sérieux.
En tant que parents, on ne peut pas seulement se soucier de ce que les enfants vont manger. Il est important de prévoir, même si c’est un petit budget de 2000 francs, on peut commencer petitement. Autre chose, si les parents ont un peu de temps, ils n’ont qu’à amener les enfants vers les activités littéraires : les jeux concours, les ateliers de conte, les centres de lecture. Ça stimule et peu à peu, l’enfant va prendre le goût à la lecture.