ACTE I, là-bas !
Deux lutines habitent dans la tête de Jenny Briffa. Une pense comme une journaliste, l’autre est autrice de théâtre. Farceuses, comme il se doit, elles n’ont de cesse de tirer la couverture à elles. « Attends, j’explique aux gens », « non, c’est moi, je leur montre comment on raconte l’histoire avec de la lumière », « t’es fofolle hiiiiiii ! », « non, je suis une créatrice, moi... ».
Elle est comme ça Jenny. Elle veut montrer, expliquer, décrypter. Et en même temps, jouer avec les mots, grossir les traits, prendre du recul, sans trahir les faits, en les enrichissant d’une histoire parallèle, une amourette ou un tour du monde. Parfois, ça bouillonne dans la tête de la Dame !
Jenny Briffa est née en Nouvelle-Calédonie. Rigoureuse, quant au récit que l’on fait de l’histoire de son île, elle voudrait tant que celle-ci ne soit pas que l’enfant terrible de la métropole. Que sa diversité culturelle soit une richesse et pas le motif à des décennies de chamailleries... et de tragédies. Jenny a fait sien le mot d’ordre de Jean Marie Tjibaou : réconciliation. Kanak, Caldoches, descendants de résistants algériens ou du Tonkin emprisonnés, fils et filles spirituels de Louise Michel, les Néo-calédoniens poussent sur la même terre. À leurs premiers cris, ils ont respiré le même air, entendu les mêmes chants d’oiseaux. N’est-ce pas suffisant pour « faire société » comme il se dit dans la « bonne société » ?
Fidèlement accompagnée de ces lutines, Jenny a posé sa feuille blanche sur sa table de travail. C’était bien avant les émeutes du printemps 2024. Avant, bien entendu, l’imbroglio de ce printemps où les forces politiques ont exhibé leurs divergences à qui mieux mieux. Avant toutes ces discordes, déjà elle sentait qu’elle devait remplir la feuille d’un texte où toutes les parties se retrouveraient. Qu’elle devait embarquer avec elle une équipe métissée afin de ne pas donner la fausse impression de choisir un camp plutôt qu’un autre. Le texte ne devait pas être un argument politique, mais davantage une évocation historico-poétique. Un texte qui fasse du bien. Candide ? Et pourquoi pas ? Pourquoi pas même un texte parfois un brin pédagogique ? Il n’est pas stupide de penser que des adultes têtes en l’air, des jeunes étourdis voire des métropolitains « larguez les amarres, ils sont perdus ! » aient besoin de quelques points de repère afin de moins dire de conn... bêtises !
Passons quelques étapes... Longue-vue en main, Jenny Briffa se tourne vers le futur de sa pièce.
Il faut parfois être deux pour avancer plus loin. La binôme se nomme Sophie Bezard, la métropolitaine de l’équipage. Il en faut bien une pour poser un regard extérieur. Sophie est metteuse en scène, comédienne, voix radiophonique, paire d’yeux pour comités de lecture... Arrêtons-la, la liste deviendrait gênante ! Bref, un soutien de poids. Les deux femmes se sont rencontrées un peu par hasard, mais l’attache fut rapide et sincère. Toutes deux choisirent le casting... Ainsi Laurence, Magali, Manon,Pablo, Stéphane, Lucie, Gauthier et Simanë rejoignirent la fête...
Les dernières émeutes ont ajouté quelques délais supplémentaires à la construction de l’édifice, qu’importe, elle n’en a pas l’air, mais Jenny roule sur les embûches. Elle parvient à boucler le budget... Respect pour elle, messieurs dames !
Cet été, tout ce petit monde s’est retrouvé en Nouvelle Calédonie au Centre culturel Jean-Marie Tjibaou. Un lieu incroyable, chargé en émotions, dédié à la promotion de la culture kanak, signé par l’architecte italien Renzo Piano, excusez du peu. Moment d’osmose pour forger une équipe. Sophie Bezard plongea la tête la première dans une culture qui ne tolère pas l’approximation. Elle profita de ses « courtes » heures de liberté pour zigzaguer sur le Caillou, s’enivrer des parfums inimitables et rencontrer des gens à cœur ouvert. Et ça bosse, ça bosse... Les lutines - et leurs nouveaux amis - sont épuisées ! Épuisées, mais tellement satisfaites de l’accueil des Calédoniens. 10 dates pleines, tous les âges, tous les niveaux d’exigence. Le Centre culturel Tjibaou a tenu ses promesses, celles de ne pas abandonner ceux qui veulent vivre ensemble. Début septembre, l’équipage et ses capitaines sont partis à l’aventure, pas à la conquête, direction la France métropolitaine. Aujourd’hui, l’avion permet de ne pas se perdre entre la deuxième et la troisième année de voyage...
ACTE II, ici !
Ici, c’est Limoges. Les Zébrures dans la fraîcheur de l’automne.
Deux époques s’entremêlent dans un même décor. La permanence d’un site majestueux porte les expéditions scientifiques « des Lumières » quand Cook, Lapérouse et Bougainville partent à la rencontre des tribus kanak sans chercher ni à les trucider, ni à leur imposer un dieu ou un Jésus venu de Palestine. Le même plateau accueille Jannick, une jeune scientifique mauricienne en quête d’une plante repérée autrefois, lors des expéditions déjà citées. Ce site majestueux est une forêt de banians, cet arbre de la famille des ficus, proche des figuiers, dont les racines tombent des branches. Impressionnant. Une forêt de racines, plongeantes comme des stalactites, en toile du jute gonflée de mousse, remplit l’espace. Les voyageurs des Lumières comme la jeune Jannik et son guide Kuma, s’y perdent, s’y blessent tout en s’éveillant à l’écriture puis à la lecture d’un carnet de voyage éclairé par un feu de camp. Point de conflit entre les uns et les autres, il ne s’agit pas encore de missions militaires et coloniales, juste de scientifiques et des populations autochtones qui se découvrent, s’interrogent, s’observent. Sans doute, ne philosophaient-ils pas faute de se comprendre, mais rien n’indique de mauvaises intentions. La forêt de banians est un personnage à part entière. Multiples ramifications, parfois éclairées en contre-jour. La lumière qui rend transparent, rien n’échappe au contre-jour, surtout pas les mauvaises intentions.
Au devant de la scène, scientifiques en chapeau parlant au futur antérieur, parfois travestis (ne pas divulgacher !) et le duo à l’occasion comique formé par Jannik et Kuma déroulent leurs histoires mêlées.
Ne pas heurter, prendre le parti que les origines sont des singularités inestimables et non des glaives et des boucliers est la colonne vertébrale de Racines mêlées. Pour appuyer la démarche, Sophie Bezard n’a pas attribué les rôles exclusivement de façon genrée. Haaa la grand-mère au masculin qui fait rire toute la salle. Moment décalé de la pièce, impayable, Stéphane Piochaud, s’offre un court moment d’improvisation avec une spectatrice du premier rang. Quel sens de la répartie au beau milieu d’un texte si écrit !
Et puis, et puis... il y a les lutins. Pas celles qui se poursuivent dans le ciboulot de Jenny Briffa. Non, des vrais lutins. Ceux qui habitent dans les forêts calédoniennes. Que ceux qui n’ont jamais vu de djinns au sommet d’une dune saharienne ou de gnomes au bord d’un lac finlandais se moquent s’ils le veulent. Plaignons-les. La vie doit être bien triste pour eux. Bref, les lutins des forêts de banians existent bel et bien. Sophie Bezard les a vus et a beaucoup trinqué avec eux pour obtenir qu’ils se rendent visibles, même pour un public limousin. Faut dire qu’en Limousin, il s’en passe aussi des choses que les Parisiens ne voient pas !
Personnages autant que Cook ou Kuma, les lutins sont les poils à gratter de Racines mêlées. Acrobates chamailleurs et couineurs, triplette secrète, ils devraient être remboursés par la Sécurité Sociale, antidépresseur naturel au même titre que le traditionnel kava. Croque en jambe assuré. Chuchoteurs farceurs. Pim, Pam et Poum de Kanaky. Ils sont l’essence même des mythes kanak. Jannick se souviendra qu’il ne faut jamais mentir sous peine de s’affaler telle une voile dans le port de Nouméa.
20 000 kilomètres de voyage, ça use, ça use... Imaginez un instant. Partir de la rade de Brest, cap vers le Pacifique, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, en 1766 ! Il fallait bien des lutins farceurs pour revenir vivants ! Ils ont, aussi, accompagné Jenny Briffa et Sophie Bezard de bout en bout... Voilà pourquoi, là-bas, comme ici Racines mêlées fait un carton plein !
« La » troupe !
En plus de Jenny Briffa et de Sophie Bezard, déjà largement citées, voici « la » troupe ! Certains diront que nous flirtons avec le copinage. Dans certaines contrées, un bon journaliste est un journaliste mort ; moins radical, il se dit aussi qu’un bon journaliste est neutre. Illusion parfaite. Mais là, sciemment restons dans l’illusion. "Troupe de Racines mêlées, je vous aime !" Cette troupe est un cas d’école. Peut-être un ou une a déjà piqué le sandwich du copain, mais si la fourberie s’arrête là, reconnaissons qu’il n’y a pas le feu au lac.
D’abord, elle est sympa, la troupe ! Généreuse, sur le plateau comme en coulisse. Merci Pablo pour le kava qui détend et qui plonge dans les traditions kanak. Sur le plateau, de vrais gamins (aucune, mais alors aucune condescendance !) Ils jouent avec un plaisir communicatif. Ha... Laurence Bolé qui passe en un clin d’œil du guide Kuma sarcastique et bourru au roi de France maniéré entouré des lutins farceurs !
Ils sont, à fond, porteurs de l’intimité de leur île. Passer quinze minutes dans un bus pour rejoindre le théâtre et hop, 300 ans d’histoire sont débattus. Toutes et tous ont une excellente raison d’apporter un point sur un i. Et si on aborde les 40 dernières années, on est sciés... le chef de la tribu machine est mon aïeul, j’habitais là quand..., j’ai joué avec lui il y a 10 ans, ha bon...
Merci, merci, merci... jouez. Jouez, votre île et sa culture sous le bras, jouez les abeilles et les colibris ! Les Néo-calédoniens en ont besoin, certes, mais que dire des Métropolitains... Ce n’est plus un besoin, mais une urgence ! « Nous » sommes nuls en histoire !Scénographe : Raymond Sarti
Régisseuse décor : Lucile Bodin
Lumière : Laurent Lange
Création sonore : David Leroy
Avec Stéphane Piochaud, Laurence Bolé, Simanë Wenethem, Magali Song, Lucie Le Renard, Gauthier Rigoulot, Manon Dunoyer, Pablo Le Magoarou
Scholastique Boiguivie pour la traduction nyelayu