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UKRAINE - « Slava, je vais bien »

UKRAINE - « Slava, je vais bien »

Viatcheslav, un garçon de 18 ans du village de Verkhniotoretske de la région de Donetsk, a fui deux fois la guerre. Le 18 mars 2022, la guerre a rattrapé sa famille. Sous ses yeux, deux missiles ont tué sa mère. Quelques jours plus tard, d’autres ont complètement détruit leur maison. Maintenant Viatcheslav n’a ni parents ni maison. Il lui reste 4 petits frères et sœurs. Tous les 5 sont hébergés au foyer d’étudiants de Drogobych. Malgré toute la douleur et les horreurs vécues, Viatcheslav aide ceux qui ont souffert de la guerre. Et il croit qu’après la guerre il pourra rentrer dans son village natal. Pour apporter des fleurs sur la tombe de sa mère.

5 octobre 2022 - par Eva Raiska (Marianne Maksymova) 
 - © Taras Ivanyshyn,
© Taras Ivanyshyn,

Dans les steppes de la mer d’Azov
 Le village de Verkhniotoretske est situé à 27 km au nord de Donetsk sur la rivière Kryvyi Torets. La zone de combat semble délaissée par Dieu même, car les bruits des missiles Grad n’y cessent pas depuis huit ans. La diversité des paysages de Donetsk, des plaines de terres noires, des steppes infinies de la mer d’Azov, les eaux calmes et profondes de la rivière Kryvyi Torets, tout cela paraissait comme des environnements particuliers sur la carte de l’Ukraine. Au moins pour ceux qui y habitaient. Même quand les occupants russes essayaient de les réduire en cendres.
 
Dans cet endroit a grandi Viatcheslav Yalov, avec ses frères et sœurs cadets. La plus petite, Olivia, a 8 ans, Danylo a 8 ans, Nicole a 11 ans et Tymour est âgé de 10 ans. Le garçon est vite devenu adulte, depuis son enfance il essayait de gagner de l’argent pour aider sa mère en difficulté. Il a grandi sans père. D’ailleurs, il n’a aucune envie de parler de lui. En revanche, le visage du garçon prend des traits tristes quand il se souvient de sa mère. Il parle d’elle avec une tendresse particulière. Il cherche chaque mot. Il baisse la voix. Il change d’intonation. Marina, une femme de 37 ans, orpheline depuis l’âge de dix ans. Elle éduquait cinq enfants toute seule. Elle prenait soin d’eux par tous les moyens, en leur donnant le plus précieux.
 
Fuir la guerre pour la rattraper 
La guerre a surpris la famille nombreuse déjà en 2014. À l’époque, les chars russes ont occupé la région de Donetsk. Le village de Verkhniotoretske fut l’un des premiers à tomber dans la zone des opérations de guerre, sans cesse, les occupants lui tiraient dessus. Quelque temps après, la mère a décidé d’éloigner les enfants du feu de l’ennemi. La famille a déménagé dans un village voisin chez des connaissances où les bruits des chars étaient moins audibles. Six mois plus tard, ils ont décidé de rentrer dans leur village natal de Verkhniotoretske, malgré la continuation des opérations de guerre. Eux-mêmes, ils ont changé les vitres et réparé le toit abimé par l’envahissement russe. La guerre est devenue le quotidien pour Viacheslav. Elle s’écoulait parallèlement à la vie de l’adolescent. En ce temps-là, il ne savait pas encore à quel point elle deviendrait sanglante pour lui.
 
Trois cerisiers et un petit pommier
Parlons un peu, nous sommes dans une chambre minuscule du foyer d’étudiants à huit étages. Les murs vides sont peints en bleu. Il y a quatre petits lits, une table, deux ou trois chaises. Des paquets de nourriture sur le plancher. Une cuisine étroite où une grande cocotte de soupe de légumes bout sur une des plaques de la vieille cuisinière. Ça sent les pommes de terre cuites et les tomates. C’est Slava qui prépare le repas pour tous. Il appelle ses frères et sœurs cadets « mes enfants », en leur demandant s’ils ont faim. Dans les couloirs, des personnes font des aller-retour pour apporter de l’aide humanitaire : des vivres, des vêtements et des produits d’hygiène. De la fenêtre ouverte de la chambre de foyer, on entend le froissement des feuilles que le vent agite avant l’orage. Des nuages surplombent la ville comme des balles de riz. Il va pleuvoir à verse. L’air chaud du mois de mai passe par les vitres. Le garçon se met à regarder les photos qui sont nombreuses dans la chambre : les enfants sont souriants, insouciants. Une des photos est récente, prise dans le foyer de Drogobych. Sur celle-ci, les enfants, comme une volée d’oiseaux, se serrent les uns contre les autres. Sur les visages, ils ont peint de petits drapeaux bleu et jaune.
 
Les cheveux blonds, les yeux bleus remplis de tristesse, de taille moyenne, les bras maigres. Viatcheslav fait une pause, met les photos sur la table, réfléchit à quelque chose, puis promène son regard dans l’espace où nous sommes assis. Il se rappelle sa cour à Verkhniotoretske, et se perd dans des souvenirs. Maintenant ceux-ci sont d’une autre vie, complètement différente.
On avait une grande maison. Spacieuse. Chacun avait sa chambre. Il y avait un jardin. Des cerisiers, il y en avait trois, et des poiriers. Et un pommier. Très juteux. Il baisse la tête et compte avec ses doigts. Il essaye de retirer de sa mémoire des fragments de la maison. Les pièces, de compter les arbres dans le jardin. De se rappeler les fleurs du cerisier, secouées impitoyablement par un missile russe ce printemps. Viatcheslav se tait de nouveau. Il est assis sur un petit tabouret en se balançant légèrement comme s’il reproduisait un mantra. Il compte les jours passés dans une cave sombre depuis l’invasion russe massive.
 
« Slava, je vais bien »
 À l’aube du 24 février la famille s’est réveillée vers cinq heures du matin au fracas de l’aviation ennemie qui tirait en direction de Donetsk. Il y avait encore de la neige à l’extérieur, le froid glissait imperceptiblement dedans. La peur pénétrait jusqu’aux os. L’anxiété augmentait de jour en jour. D’abord la mère avec cinq enfants se cachait dans leur propre cave. Pendant quelques jours, ils ont vécu sans électricité, sans eau, ni gaz, ni chauffage. Après ils se sont rendus à l’abri construit par des connaissances où c’était était plus calme. On espérait tout le temps que l’enfer qu’on observait l’œil collé à la fente de la cave froide allait bientôt se terminer. On priait tout le temps.
 
Je ne croyais pas que cette guerre soit si terrible. Je ne le croyais pas,  répète-t-il. Nous venions de réparer notre maison. Chaque jour, les flammes détruisaient davantage le village. Ceux qui pouvaient le quitter l’ont fait tout de suite. Les autres ont décidé d’attendre la fin de la guerre dans des abris antiaériens en frémissant à chaque bombardements et tirs ennemis. Marina avec cinq enfants ne voulait pas partir. D’ailleurs, il n’y avait pas où aller. Ils croyaient : encore quelques jours et ils pourraient ouvrir la porte de leur propre maison. Entrer dans le jardin. Et continuer à vivre.
 
Le 18 mars a été cruellement impitoyable pour le garçon, ses frères et sœurs, ce jour s’est incrusté pour toujours dans sa mémoire. Viatcheslav avec sa mère, avec des sacs à dos, revenait à la maison pour prendre des affaires nécessaires. Les missiles russes vrombissaient insupportablement dans le ciel, la ville frémissait de tirs et de tension. Soudain un obus a touché Marina et l’a fait tomber. Le garçon s’est brusquement levé pour tenter de couvrir sa maman de son corps. Un autre missile est arrivé quelques secondes plus tard. Moitié abasourdi, sans presque rien voir devant lui, effrayé, Slava a à peine rampé jusqu’à sa maman qui était allongée sur le côté sans bouger.
Les derniers mots que j’ai entendus de maman : « Slava, je vais bien ». Je la retourne et là… Rien ne va - le garçon cache son visage dans ses mains. Les larmes lui remontent aux yeux et coulent sur ses joues pâles. Des sanglots profonds, fréquents. La respiration est difficile. Une inspiration, une expiration, on se tait.

Viatcheslav lève la tête, regarde devant lui. Reviennent de nouveau les souvenirs de sa mère. Les traumas étaient si graves qu’elle était éviscérée. Le fils entendait sa respiration. Il essayait de la sauver. Il trouva un morceau d’un tissu noir près de la route et a commencé à bander à la hâte les blessures profondes de peur qu’elles saignent. Il était à genoux sur l’asphalte froid. Dans le bruit des missiles passant au-dessus de sa tête, il implorait du secours. Une rue vide, parsemée de douilles, de premières fleurs de printemps, de sang et chair humaine. Viatcheslav a couru derrière une ambulance qui passait à côté à toute vitesse et, quand il l’a rattrapée, les médecins ont dit qu’ils ne pourraient plus sauver sa mère, car l’ambulance était surchargée de blessés. Il n’y avait pas de place.
 Et il est allé avec ses frères et sœurs
 
Il y avait un soldat ukrainien. Il m’a plaint et il m’a accompagné pour être ensemble les dernières secondes. Maman saignait sous mes yeux, dit-il tout bas. Je ne connais pas son prénom, mais je lui suis très reconnaissant pour ça. Il m’a dit : « Va avec tes frères et sœurs, car ils ont plus besoin de toi maintenant ».
Effrayé, Slava a couru vers la cave où il y avait une petite Olivia, Tymour, Nicole et Danylo. Ils attendaient leur mère, mais ils ont vu leur frère tremblant de frayeur, les mains ensanglantées.
 
Le lendemain matin, ils ont décidé de partir du village et d’aller le plus vite possible en zone sécurisé. Les combats devenaient encore plus acharnés. Il était extrêmement dangereux de sortir dans la rue. Des bénévoles locaux ont sorti les enfants de la cave et, dans le bruit des balles, ils les ont amenés un par un jusqu’au transport d’évacuation. Les amis de Slava les ont aidés aussi. D’abord, les enfants sont arrivés à Kostiantynivka, ensuite dans la région de Lviv, à Drogobych. 
La mère n’a pas été enterrée. Par un bref appel, des connaissances l’ont informé qu’ils avaient fait une fosse pour mettre son corps de peur que les chiens ne le déchirent. Ils ne pourraient pas l’enterrer au cimetière avant la fin de la guerre.
 
Un bouquet de dents-de-lion
Aujourd’hui, c’est dimanche. C’est animé dans le hall du foyer d’étudiants de Drogobych. Le frottement des jambes, le brouhaha des enfants, les voix rauques des adultes. Dans la cour, les bénévoles portent des cartons. On voit des vêtements pour enfants et des couches sortant de l’un d’eux. Une femme distribue du pain frais, chaque pièce est enveloppée dans du cellophane. Une queue se forme près d’elle. « Salut, Slava, comment vas-tu ? », entend-on [en russe] dans la foule. Slava, souriant, fait un signe de tête, en répondant en ukrainien : « Tout va bien ». Il porte deux grandes boîtes dans les bras, il les met soigneusement par terre et après il rejoint une bande de garçons et de filles parlant joyeusement de quelque chose près de l’entrée.
Du coup, la petite Olivia s’approche et tend un bouquet tout frais de dents-de-lion à son frère. « C’est pour toi » [en russe], dit-elle tout bas, presque en chuchotant. Elle poursuit son chemin en disparaissant dans la foule des silhouettes. Le soleil dore ses cheveux longs et luisants. Le vent ébouriffe les mèches de soie de l’enfant.
 À Drogobych, Viatcheslav Yalov ne prend pas soin que de « ses enfants », mais d’autres aussi. Il distribue aussi de l’aide humanitaire à d’autres personnes déplacées, il aide à réparer de vieilles chambres du foyer, il décharge des produits et des vêtements. Un de ces jours, il va aller à l’orphelinat « Oranta  ».
 
Croire à l’armée ukrainienne
 La chambre de Viatcheslav se remplit de nouveau de gros paquets, de produits, notamment de sucreries. Le chef de l’administration militaire départementale de Drogobych, Stepan Kulyniak, vient le voir. Un jeune homme faisant un peu plus de trente ans lui serre gentiment la main, ensuite il salue chaque enfant de la famille de Yalov. Il s’assied à côté sur un lit étroit et se penche vers la plus petite, Olivia. La fillette, un peu intimidée, regarde l’inconnu avec intérêt et attention. Les autres, à côté, écoutent sagement le dialogue. Ils parlent des besoins vitaux : de l’aide médicale et financière, des solutions pour le logement. Avec une certaine timidité, Slava serre la main au chef de l’administration militaire et remercie modestement pour tout. Ils échangent leurs numéros de téléphone.
Tu peux me téléphoner n’importe quand, sans façon, dit avec assurance monsieur Kulyniak Stepan, il sourit avec sincérité en serrant amicalement le garçon dans ses bras.
 
Quelques jours après la visite du chef de l’administration militaire départementale de Drogobych, Viatcheslav Yalov a reçu des dizaines d’appels des États-Unis, de la Suisse, de l’Autriche lui proposant l’adoption avec la possibilité d’immigrer à l’étranger. Le garçon refusa, car il veut vivre en Ukraine, continuer à aider l’armée ukrainienne et ceux qui ont souffert de la guerre. Et retourner un jour dans son village natal de la région de Donetsk.

Aider son prochain
Dans l’église Saint Barthélemy, ça sent les lis frais. Les hauts murs froids protègent du soleil brûlant qui a ensoleillé si subitement les villes déchiquetées par des bombes. Devant l’autel, deux prêtres catholiques, vêtus en aubes blanches de fête, en étoles et en ornats (les vêtements liturgiques des prêtres dans la tradition catholique polonaise) célèbrent la messe. Un léger chant des choristes berce méditativement tous ceux qui se sont figés au fond des bancs de prière. De deux côtés de l’autel, il y a les figures des apôtres Pierre et Paul, sur le plafond il y a des icônes en peinture d’huile et des fresques de couleurs variées avec des images des apôtres. Parmi eux, on trouve les archanges Gabriel et Raphaёl. L’icône de la Sainte Vierge luit entre les colonnes dorées. Contre les murs, il y a des gilets pare-balles, des casques, des poussettes, des paquets avec de l’aide humanitaire.
 
À Drogobych, les pères de l’Église catholique Saint Barthélemy avec des frères sont de ceux qui aident l’armée ukrainienne et les personnes déplacées. Ils vont régulièrement en Pologne voisine pour acheter les choses les plus nécessaires. Le père Myroslav s’occupe du travail humanitaire auprès de la communauté. Il organise le transport des chargements, il part lui-même à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne pour coordonner la transmission de l’équipement militaire. Dans la foule des croyants qui sont venus à la messe, il y a Viatcheslav avec les enfants. Il est debout sans bouger, en serrant fortement contre lui Olivia et Nicole. Tymour et Danylo observent les peintures murales anciennes de l’église en se distrayant un peu de la messe. Viatcheslav vient souvent ici. Il aide les pères catholiques à envoyer de l’aide humanitaire pour les militaires. Il y passe du temps.
Viatcheslav nous aide et nous, nous l’aidons, lui, dit le père Myroslav quand nous sortons à l’extérieur. Il rajuste ses lunettes sur son nez, il plisse un peu les yeux à cause du soleil. Il avance en profondeur du temple.
 
Nous marchons avec Slava sur la place Rynok vers le foyer situé dans un quartier-dortoir de Drogobych. En route, le garçon se rappelle encore sa maison. Il sort son téléphone et il montre les photos de la maison « avant » et « après  ». Sur la dernière on voit un bâtiment complètement détruit, touché par un missile ennemi. Autrefois c’était une maison de famille en brique. Maintenant il n’y a que des ruines et de la douleur que l’armée russe a apportées en Ukraine. Viatcheslav parle de sa moto préférée avec laquelle il n’a pas eu le temps de parcourir la région de Donetsk. Il se rappelle tout ce qu’il a laissé dans la maison et ce qui n’existe plus.
 
Il rêve de retourner à Verkhniotoretske pour trouver la place où on a enterré le corps de sa mère. De la réenterrer au cimetière du village. Et d’apporter des fleurs fraîches sur sa tombe.


Eva Raiska (Marianne Maksymova) est une journaliste ukrainienne francophone
Traduction de l’ukrainien vers le français : Natalia Badikova
Article publié sur Reporter Media
 

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