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Carnets Vanteaux - Rêver de pitance

Carnets Vanteaux - Rêver de pitance

6 avril 2021 - par Manon Clavaud dite NOUN 
 - © "La Grande bouffe" - Marco Ferreri
© "La Grande bouffe" - Marco Ferreri

La consigne : réécriture d’une microfiction de Regis Jauffret, « Après la pitance », (Microfictions, éd. Gallimard, 2007, Folio, p. 21-22.) Voici son début :

« — Nous n’invitons jamais personne à dîner.
En revanche, si certains sont assez stupides pour nous convier, le jour dit, nous nous précipitions chez eux ventre à terre. Nous arrivons toujours une demi-heure à l’avance, afin que personne n’ait encore attaqué les biscuits à l’apéritif. Nous nettoyons les raviers en vidant la bouteille de champagne. Quand les autres invités arrivent, nos hôtes sont bien obligés de rapporter à boire et à manger. Avec mon mari, nous jouons des coudes pour qu’ils en soient réduits à la portion congrue. Quand il n’y a plus rien à grignoter, nous demandons à passer à table.
— Nous n’avons rien mangé à midi.
Ce qui est exact, car depuis la veille nous jeûnons en prévision de ces agapes gratuites. EN tout cas, les hors d’œuvre sont une formalité, et le contenu de la corbeille à pain saute directement dans notre estomac comme un ballon dans le fond d’un panier de basket solidement cousu. Le vin file dans notre gosier, comme l’eau d’une vaisselle dans le tuyau d’évacuation d’un évier. Le plat de résistance ne nous résiste pas davantage que la jardinière de légumes, la salade de feuilles de chêne, les quatre fromages du plateau, et le fraisier acheté une fortune chez Fauchon. (…) »


J’ai faim. J’ai si faim que je ne saurais plus vous dire la dernière fois que j’ai mangé. Il fait froid dans ma rue et les lumières s’éteignent souvent avant que le sommeil n’arrive. Je fais avec, je m’amuse avec les ombres et je m’imagine être un chat pour y voir bien plus loin dans la nuit. J’ai Nelson près de moi, mon fidèle compagnon, qui m’ombrage l’été et me tient chaud l’hiver. Son pelage est très doux, et il sent toujours bon, sous ses airs de bouvier, il me semble être un frère. Nous sommes là tous les deux parce qu’il fait trop froid et que les refuges sont trop pleins. Je laisse la place aux anciens, et aux femmes qui tentent de nourrir leurs petits quand plus une pièce ne demeure dans leurs poches percées.
J’ai vu ce soir-là sortir d’une camionnette deux ivrognes répugnants qui titubaient et puaient la vinasse. J’ai ri jaune en pensant que c’était sans doute l’image que les passants se faisaient de moi. Pourtant, j’aime les lettres, les maths et les bons bouquins, j’adore qu’on me laisse un pavé à côté de mon chapeau pour faire passer les heures loin d’ici. J’ai vraiment froid ce soir, et je ne sais plus distinguer le vrai du faux, ni même l’inverse. Je sens — enfin, c’est ce que je crois — une effluve qui vient d’eux, mais cette fois bien loin de la vinasse. C’est l’odeur du fromage, du chocolat et du bourguignon qui me réchauffe. Je crois rêver, c’est impossible. Pourtant, voilà que je les vois, ivres et en rogne passer des rires aux cris, des cartons plein les mains.
Je m’approche un peu, j’examine ce qu’il en est et je comprends que leur camionnette déborde de denrées. J’arrive à leur niveau et me racle la gorge.
« Excusez-moi… Je vis dehors, je meurs de faim. Je ne voudrais pas vous déranger, mais pensez-vous que je pourrais vous prendre ne serait-ce qu’une tranche de pain, pour mon chien et moi… ? »
Ils me regardèrent de la tête aux pieds et se mirent à sourire. J’apercevais une lumière au bout du tunnel des affamés qui s’éteint aussitôt. Ils se penchèrent vers moi, et dans un rot infâme dégueulèrent sur mes pieds, leurs panses trop pleines et une fois terminé me tournèrent le dos, pour se gaver sous mes yeux.

Nelson au moins aura son repas…

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