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Marie-Frédérique Lemieux-Simard : Rencontre fortuite et rites afro-brésiliens
Partenariat Agora / UQO

Marie-Frédérique Lemieux-Simard : Rencontre fortuite et rites afro-brésiliens

© Paulica Santos
© Paulica Santos

Alors que je me dirige vers la conférence sur les rites afro-brésiliens faisant partie du colloque « L’Afrique des rites » de l’ACFAS 2019 pour couvrir celui-ci, je me colle le nez sur la porte. On me dit que la conférence est annulée pour des raisons hors du contrôle des organisateurs, et me voilà le bec à l’eau. Je rencontre une personne dans l’ascenseur qui s’y rendait aussi et il me dit qu’il vient de croiser quelques conférenciers de cet atelier dehors, sur la terrasse. Il m’invite à me joindre à eux. Je me retrouve donc, assise sous un soleil fort du mois de mai, avec trois anthropologues pour moi seule. Nous commençons à discuter de leurs sujets de recherche ; l’ambiance est tellement conviviale que j’obtiens l’autorisation de les enregistrer. J’ai ainsi pu faire de cette rencontre fortuite une opportunité en or. En effet, j’ai pu enrichir ma culture personnelle, ajouter à mon intérêt pour le Brésil plusieurs éléments puisque j’y voyagerai le mois prochain, mais, surtout, diffuser ces histoires fascinantes.
Cette dimension des rites et des traditions teintées du bagage africain me parait si curieuse et mythique. Je vous emmène ainsi autour de cette table ensoleillée accompagnée d’experts en la matière pour explorer le phénomène de la déesse Yemanja, une déesse vénérée au Brésil et j’en profiterai pour vous faire faire une petite incursion au sein d’une communauté autochtone Xikrin en Amazonie, groupe qui pratique les pleurs collectifs pour exprimer différentes émotions.


Les danses et les chants des femmes du village pendant des festivités. Brésil, État du Pará, TI Kateté, village Djudjékô, Xikrin, 2016

La déesse de l’eau : une fascination
Le Brésil est fortement teinté de l’expérience coloniale et de l’époque des esclaves d’Afrique, donc bien influencé par ses cultures, son identité et ses rituels. L’Afrique est bien sûr géographique, mais elle est aussi l’Afrique imaginaire, avec son bagage temporel, historique et social. « L’Afrique se retrouve déterritorialisée au travers les rites, qui sont les véhicules de transports de l’Afrique » souligne Ângelo Cardita, professeur en théologie à l’Université Laval. Ces rites, c’est une relation constante entre la vie et la mort. La vitalité rituelle peut se traduire au travers de déesses et de dieux et de symboles et de rites. Yemanja, une déesse aux allures de sirène mystique, trouve d’ailleurs ses origines depuis le Nigéria et le Bénin et elle fait partie intégrante de l’ésotérisme brésilien.

Philippe Chanson, chercheur associé au Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain (LAAP) a longuement étudié celle-ci et m’en parle davantage. Il avance que selon la croyance populaire brésilienne, Yemanja aurait traversé au Brésil, accompagnant les esclaves africains par la mer. Cela fait d’elle la déesse de l’eau, des fleuves, des rivières, de la mer. M. Chanson cite alors Roger Bastide sur lequel il s’est appuyé pour ses recherches. Anthropologue ayant travaillé à Salvador de Bahia, Bastide stipule que des morceaux entiers de croyances africaines seraient arrivés avec les esclaves et ainsi, des masques de divinités se seraient cachés sous les symboles catholiques pour perdurer dans le temps et vivre au travers ceux-ci. « En l’occurrence, » ajoute M. Chanson, « Yemanja se serait caché sous le visage de Marie. » On parle d’un bricolage, d’une imbrication intelligente entre la Vierge Marie qui est d’une importance capitale aux Antilles et en Amérique du Sud au sein du catholicisme, et du collage parfait de Yemanja à cette dernière. « Elle était d’abord célébrée en catimini dans les sanctuaires et les champs de canne à sucre parce que la religion autre que chrétienne était interdite, ce qui a créé le Candomblé, qui est un culte pour les autres divinités comme les Oricha. On doit se faire initier à ce culte : c’est un processus extrêmement long, et les seuls qui peuvent faire ce culte à Yemanja, ce sont les initiés » dit M. Chanson. Le terme Candomblé, signifie d’ailleurs « danser en l’honneur des dieux » et est d’une importance capitale au Brésil. C’est une religion qui est pratiquée dans d’autres pays et à elle seule, on dénombre plus de 2 millions de pratiquants dans le monde entier (1). « Dès l’abolition de l’esclavage au Brésil, Yemanja est sortie de l’entité de Marie pour vraiment devenir son égale et même plus encore. Par le fait même, elle est sortie des cultes secrets du Candomblé pour devenir extraordinairement populaire » ajoute Philippe Chanson.

Tous les ans en février, à Salvador de Bahia sur la plage de Rio Vermelho, une grande fête de Candomblé est dédiée à Yemanja. On lui offre d’immenses corbeilles de fleurs, mais également une panoplie de cadeaux coquets féminins comme des bijoux, du champagne ou des coussins pour déposer sa tête ornée de cheveux comme les vagues de la mer. Elle représente la féminité, et une poésie certaine dans l’ésotérisme brésilien. Ces cadeaux sont offerts pour des souhaits divers : les pêcheurs la vénèrent pour une pêche prospère et les femmes pour la fécondité ou la santé des poupons. L’anthropologue m’assure que la relation n’est pas mercantile, et qu’elle relève plutôt du dialogue amoureux ou d’une admiration sans bornes. D’ailleurs, les représentations populaires de la muse sont à couper le souffle. En ligne, on trouve des images d’une égérie magnifique arborant des cheveux enivrants, une poitrine généreuse, enrobée des couleurs de la mer.

« Les pêcheurs ne sont pas inquiets de la mort. S’ils meurent en mer, Yemanja les recueillera et les ramènera en Afrique » raconte M. Chanson. Avec cette citation, il réitère avec Ângelo Cardita, qu’on retrouve cette Afrique mythologisée et déterritorialisée dont on discutait au départ ; on croit à un retour en Afrique même si on est brésilien, par exemple. Les origines de la mythologie dépassent la géographie et deviennent alors philosophiques, symboliques.

Il y a ce lien fascinant entre Yemanja et Marie qui, au Brésil, sont indissociables et sont vénérées à parts égales aujourd’hui alors que l’une prenait les allures de l’autre pour survivre à la prépondérance de l’église. « Autant les curés pensaient sortir les esclaves de leur enfer par le christianisme et les libérer au ciel au travers Marie, ils étaient en fait recueillis par Yemanja, leur déesse, pour les ramener en Afrique. On passe du ciel, à la mer. Il s’agit tout de même d’une beauté tragique » concluent M. Cardita et M. Chanson.
La conversation continue allégrement au sujet des différentes religions pratiquées au Brésil, et qui, au final, se rejoignent et semblent bien cohabiter l’une avec l’autre. On peut aller à l’église le matin et au Candomblé le soir, par exemple. Les rituels, croyances et religions sont d’une vitalité et d’une variété impressionnante au pays, selon mes interlocuteurs. Le sujet se déplace naturellement vers le troisième chercheur à la table, Jean-Bruno Chartrand, au sujet des études anthropologiques qu’il a réalisées au sein d’une communauté brésilienne qui pratique un rituel bien particulier et qui démontre, d’ailleurs, cette variété.

Pleurer collectivement : un rituel complexe
On retrouve un autre rite hors du commun au Brésil, et ce, dans un contexte tout à fait différent. Le concept de pleurer pour exprimer différents niveaux émotionnels, et ce, collectivement afin de créer un mouvement d’individus me semble, à ce moment tout à fait abstrait. Or, Jean-Bruno Chartrand, doctorant en anthropologie de l’Université de Montréal a fait une étude terrain d’environ deux ans avec la communauté autochtone Xikrin Mẽbengokre dans l’état du Pará, vers la pointe nord-est de l’Amazonie. Ceux-ci font partie du groupe linguistique Gê, qui lui est présent un peu partout au pays.
Bien qu’un exode rural se fait sentir auprès des jeunes Xikrin qui quittent fréquemment vers les plus grands centres, la vie rituelle reste fortement active et ancrée. Les femmes, notamment, sont porteuses en grande partie de ces rituels. La raison est simple : le modèle social de la communauté implique que les hommes soient en charge des questions politiques, et que celles-ci les amènent à voyager et visiter les villes pour quelque temps. Il n’est pas exceptionnel qu’une femme occupe ce genre de position, mais, en règle générale, les Xikrin masculins se verront occuper ces fonctions. « Les femmes vont transmettre plusieurs des éléments qui sont reliés à une forme de mémoire collective, qui elle, passe au travers des rites. Un rituel sur lequel j’ai beaucoup travaillé d’ailleurs, c’est celui de ces pleurs collectifs » explique M. Chartrand.

Seules les femmes peuvent initier le pleur. Les hommes peuvent y prendre part en affichant un certain accablement, mais les femmes en sont les principales actrices. Ce rituel prend place pour différentes transformations sociales au sein de la communauté. « Cela peut être lorsque quelqu’un quitte pour une période prolongée et lorsque cette même personne revient. Lorsqu’il y a l’annonce d’une maladie grave, lorsqu’il y a un décès, une blessure ou lorsque les hommes partent à la chasse pour une longue période. Il est donc attendu que les femmes pleurent collectivement et de façon rituelle afin de marquer cet évènement-là » mentionne M. Chartrand. Cette pratique peut aussi être rattachée à un changement de statut social, comme le passage d’un jeune homme à l’âge adulte qui pourrait être marqué par la chasse initiatique, par exemple. Les pleurs prendront ainsi inévitablement place comme marqueur d’évènement au départ du groupe pour la chasse ou au retour. Ils peuvent être aussi la mémoire d’un évènement passé, qui fera pleurer une femme et ainsi, remémorer ce marqueur au village en entraînant plusieurs autres à pleurer avec elle.

La communauté des Xikrin a d’autres rituels qui accompagnent les pleurs collectifs liés à ces changements sociaux, mais ils sont sans conteste, selon le doctorant, les marqueurs importants du début, du milieu ou de la fin des rituels. Il s’agit d’un monologue complexe. Jean-Bruno Chartrand continue : « La femme qui pleure ne cherche pas à discuter ou échanger avec qui que ce soit. D’abord et avant tout, c’est l’expression d’un état et on raconte quelque chose dans le pleur. Il sera polyphonique et suit une rythmique qui permet à plusieurs femmes de pleureur collectivement, avec elle. »
La performance est donc, on l’a compris, une façon de marquer la tristesse, la joie, le bonheur, la mélancolie. Mais ces pleurs permettent aussi aux jeunes femmes d’apprendre comment pleurer par la mimique et la gestuelle parce qu’elles aussi auront à les initier éventuellement. « Dès que la femme se marie ou attend un enfant, son statut social change et on peut déjà s’attendre à ce qu’elle commence à participer à des pleurs collectifs » explique M. Chartrand.
En se penchant sur cette pratique, Jean-Bruno Chartrand s’est posé certaines questions : « Est-ce que cette émotion qui est présentée est réelle ? Qu’est-ce que ça accomplit chez l’individu et par le même fait, socialement ? Quels sont ses effets sur le ressenti et l’émotivité d’un stress individuel ou un stress collectif provoqué par un évènement ? » À quelques reprises, il mentionne l’anthropologue Victor Turner qui a effectué des recherches sur les rituels africains et qui s’est intéressé à la performance, à la théâtralité des rituels. Il s’appuie donc sur certains éléments du cadre théorique apportés par ce chercheur pour répondre à ses questionnements. « Cela permet d’autre part d’accéder au surnaturel. On peut communiquer avec des esprits ou des animaux, qui peuvent nous transmettre des informations qui sont fondamentales pour recréer une forme de stabilité sociale » précise M. Chartrand. Il me spécifie que les pleurs collectifs sont très présents en Afrique et même partout dans le monde, c’est une pratique répandue.

Notre conversation tire à sa fin et le soleil se cache derrière les nuages progressivement. Jean-Bruno Chartrand me confie que les témoignages sont capitaux dans ce genre d’étude. Ce qui est perçu et étudié par l’anthropologue et ce qui est vécu par l’individu est complètement différent. « Cela permet de comprendre le rite depuis l’intérieur, quand on est étranger et à l’extérieur du rite. Et c’est véritablement là, tout le travail de l’étude des rituels » conclut-il. Sur ces mots, Ângelo Cardita et Philippe Chanson approuvent sa déclaration. Enfin, je les remercie chaudement de m’avoir accordé un peu de leur temps pour mieux comprendre le phénomène de certains rituels afro-brésiliens et, ainsi, pouvoir vous raconter leurs perspectives de chercheurs, anthropologues et professeurs.

1) http://www.bbc.co.uk/religion/religions/candomble/ataglance/glance.shtml


Le cacique Karengré et les hommes du village se dirigent vers le Nhobe, lieu de rencontre et de réunion. Brésil, État du Pará, TI Kateté, village Djudjékô, Xikrin, 2016

Érick Cakpo, Université de Lorraine-France, Philippe Chanson, Université de Louvain, Marie-Frédérique Lemieux Simard, Université du Québec en Outaouais, et Ângelo Cardita, Université Laval. (Absent, Jean-Bruno Chartrand, Université de Montréal)

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