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Carnets Vanteaux - « L’instant où je suis devenue mère » - Cujo, Stephen King

Carnets Vanteaux - « L’instant où je suis devenue mère » - Cujo, Stephen King

16 février 2022 - par Nelly Favreau 
 - © Photo du film Cujo de Lewis Teague
© Photo du film Cujo de Lewis Teague

Début d’essai sur une fiction de son choix

Ce qui m’a, personnellement, marqué dans cette œuvre est le point de vue qui est parfois adopté. Le lecteur est, assez rapidement, plongé dans la psyché d’un chien. L’on devient dès lors un énorme Saint-Bernard, que l’on adore généralement dès les premières lignes, et que l’on désire ramener chez soi le soir même. Oser plonger son lectorat dans les pensées d’un animal, d’un gentil toutou, voilà le défi relevé par King dans l’écriture de son roman. Et cet esprit inconnu que l’on découvre au fil des pages se détériore, en nous entraînant avec lui. Malgré tout Cujo est un bon chien, un gentil compagnon, qui se met à courir derrière un lapin. Scène de vie somme toute normale, agréable, mais qui vient à dégénérer. Stephen King fait de son toutou de cent kilos un monstre, une bête, un cauchemar. L’objet de notre attention première, celui qui nous fait rêver d’avoir un compagnon dans notre jardin, bavant partout, mais distribuant de l’amour, devient celui qui nous fait peur. Cujo vit, Cujo pense, Cujo se parle à lui-même concernant son maître. Cujo est enragé, il attaque, il est perdu, et nous aussi. King réussit ainsi dès lors le tour de magie de donner de l’empathie en quelques pages seulement à un animal. Et cette empathie est partagée par le lecteur, qui est attristé face à la situation de ce gros bébé. On aimerait le caresser, le câliner, et le rassurer, le soigner. L’aider. Le point de vue de Cujo est adopté à plusieurs reprises dans le roman, ce qui permet également de dévoiler la destruction rapide de sa psyché et la bataille qu’il mène pour ne pas devenir un mauvais chien. Ce qui est déchirant dans cette idée est la façon dont King réussit à présenter Cujo comme un bon chien, jusqu’au bout de son roman. Le pauvre animal est enragé, mais il en souffre. Et sa souffrance est partagée par le lecteur.

Le génie de ce maître de l’horreur apparaît également dans ses personnages, et leur construction. Ils sont complexes, mauvais, fondamentalement méchants ou bêtes. Leurs relations sont catastrophiques, les familles dysfonctionnelles peuplent le roman. Ce thème qu’il manie bien est ici parfaitement abordé. Le couple principal, Vic et Donna, sont en crise. Ils deviennent des symboles du couple qui va mal, mais qui tente de garder la tête hors de l’eau, du couple qui voit une tromperie naître, mais qui est accompagné de regrets presque immédiats. Stephen King ne cherche pas à présenter à ses fervents lecteurs une œuvre parfaite, remplie de personnages parfaits, sans failles. Au contraire. Ils sont les représentations de la complexité des sentiments humains, du genre humain. L’humanité n’est pas bonne ou mauvaise, elle se situe dans un entre-deux. Et cet entre-deux peut faire écho, chez le lecteur. Dès lors on s’interroge, on regarde ses proches en plissant les yeux et en se demandant : Et nous, comment il nous décrirait, nous ? Lorsque l’on se retrouve, lorsque je me retrouve, face à Vic et Donna, j’ai en tête le petit Tad. Parmi ces personnages il est celui qui fait naître en nous, en moi, un attachement presque immédiat. Selon la sensibilité de chacun, on se retrouve ainsi face à un petit garçon en souffrance, apeuré, et comme pour Cujo on aimerait le serrer bien fort et lui caresser la tête. Le petit garçon souffre de cauchemars, il est victime de son imaginaire d’enfant. Les enfants chez Stephen King sont de manière générale les personnages principaux, parfois les victimes de crimes atroces, de créatures monstrueuses. Tad lui est effrayé par le croquemitaine qui se cache dans son placard. Cette peur du noir, de l’inconnu, du monstre tapi dans l’ombre est courante chez les enfants. Et Stephen King sait avec perfection les faire renaître chez ses lecteurs. Lire Cujo dans la pénombre c’est entendre au loin des aboiements, et voir du coin de l’œil le placard s’ouvrir. Poser Cujo sur sa table de chevet avant de dormir c’est fermer les yeux en imaginant le grincement d’une porte, avec des griffes qui viennent caresser le bois. Mais c’est surtout comprendre que l’ombre, pour une fois, n’est pas la chose la plus dangereuse pour nous. Car oui, ce symbole de la peur du noir n’évolue pas plus dans l’œuvre. King fait naître le danger là où ne l’attend normalement pas. Ce n’est pas le croquemitaine qui se cache avec ses longues griffes et ses yeux d’argent qui devient le monstre, c’est un simple chien, gentil, qui se fait mordre par une chauve-souris qui devient la source dangereuse du roman.

Le lecteur, et ce fut mon cas, est emporté sans détour dans un autre monde. Qu’importe l’endroit que vous avez choisi pour ouvrir le livre et tourner les pages. Qu’importe si vous êtes au fond de votre canapé, en train d’être aspiré par des coussins moelleux ou maladroitement recroquevillé entre votre placard et votre lit. Qu’importe. Car vous serez automatiquement emportés dans la chaleur d’une voiture, qui brûle sous le soleil. Vous étoufferez, vous transpirerez, vous tirerez sur votre col en soufflant. Vous sentirez votre gorge se nouer sous l’effet de la soif, et vous en oublierez la bouteille d’eau abandonnée sur votre table, car vous ne pourrez pas détourner les yeux du roman. Vous serez là, assis, debout, couché, qu’importe, à rouler des yeux fous dans l’attente de la nouvelle attaque du chien. Cette bataille contre les éléments et la rage menée par les personnages est écrite de manière à pousser le lecteur face à cette montée en puissance de la violence, cette perte des repères, cette tension narrative qui grandit jusqu’à atteindre son apogée dans l’ultime combat. Stephen King ne facilite pas les choses pour ses personnages, ou son lectorat. Il force quiconque ouvre son roman à pousser des gémissements, des soupirs, à se crisper face au combat mené par Donna. Ce génie littéraire nous tiraille entre cette mère qui est prête à tout pour son bébé, qui ne veut que sauver son petit garçon. Elle est blessée, mal en point, mais continue de livrer bataille pour délivrer son petit. Sa propre voiture devient un tombeau, une prison. Et de l’autre côté Cujo livre bataille également. Contre son esprit, contre le soleil qui tape trop fort, contre les bruits qui l’énervent et ces proies qu’il ne parvient pas à attraper. Le roman se déroule autour de deux victimes, une humaine et un animal, forcé à se battre ensemble et contre l’autre. Faites votre choix.

Et avec tout ça la rage finira par grandir en vous, comme elle a grandi en moi. J’étais énervée, frustrée, face aux recours utilisés si habilement par King. Car le roman aurait pu se terminer en une cinquantaine de pages, si des concours de circonstances n’avaient pas pris place. Les quiproquos, les empêchements, les petites actions prennent tous un écho considérable qui empêche le sauvetage précipité. Oh, le nombre de fois où j’avais envie de hurler, car un tel n’a pas prévenu telle personne, alors qu’il avait promis. Ou parce qu’un tel a effacé tel élément, par pure jalousie. L’esprit humain est complexe, sadique, et mène à une souffrance qui ne fait que grandir et évoluer dans le roman. Et moi j’étais là, abandonnée entre mon placard et mon lit, tordue et penchée sur les pages en les voyant défiler. J’avais envie de jeter le roman à travers ma chambre parce qu’un tel m’avait énervée, et en même temps j’espérais. J’espérais que quelqu’un, enfin, quelque part, comprenne. Que quelqu’un se doute. Et que quelqu’un agisse. Le roman traîne parfois la patte, Cujo aussi.

Mais finalement voilà l’apogée, le point de non-retour, la finalité. Et quelle finalité. Celle où je me suis retrouvée en larmes, puis encore une fois dans ma baignoire, puis encore une fois devant ma fenêtre. Parce que j’étais en deuil. En deuil d’un roman que j’avais aimé, qui m’avait bouleversé. Endeuillée, car la rage était passée, elle m’avait quittée, et la mort avait frappé. Cet instant où Donna, la mère maîtresse vient à bout de Cujo, le chien malade. L’instant où la mort frappe. Deux fois. C’est dans une explosion de joie, un soulagement intense, que le lectorat s’écrit face à la victoire de la femme qui peut sauver son bébé de sa tombe caniculaire. Mais l’innocence n’est jamais épargnée. Et ça j’aurais dû le savoir. Je lis King, j’admire King, je travaille sur King. Je sais que les enfants ne bénéficient pas d’une place miracle accordée par le maître, qu’ils sont souvent les victimes de sa plume. Je le sais. Mais j’étais heureuse, et aussi triste. Heureuse que Donna puisse enfin souffler, et je célébrais avec elle, et je hurlais sous le soleil comme une enragée. Je criais toute ma frustration, et j’avais les yeux farouchement fermés. Et la sueur pouvait enfin couler en liberté. Et j’étais triste, et je pleurais sur le cadavre du chien parce que malgré tout je comprenais. Lui n’avait rien fait de mal, après tout. Il était une victime, comme nous. Mais tout mon bonheur, et celui des lecteurs, et celui de Donna se sont effondrés. Il s’est écroulé, emporté, lorsque Vic Trenton a ouvert la bouche. À ce moment-là je me suis retournée, les yeux fous, la bouche ouverte. Et tout est devenu noir. À cet instant de ma lecture, j’ai dû poser le roman, sur mon carrelage froid. Je l’ai posé par terre et j’ai pleuré. Je ne voulais pas y croire, c’était faux, impossible. Non, on ne s’était pas battus pour ça. Cujo n’était pas mort pour ça. Donna ne s’était pas battue pour ça. Et comment j’avais fait, hein, pour ne rien voir ? Comment j’avais pu ignorer les indices ? Impossible, Vic devait rêver, ou alors j’avais mal lu. Alors j’ai relu la phrase, encore et encore. J’ai relu les phrases d’avant, celles d’après. Et j’ai compris que c’était trop tard. La tombe s’est refermée, la mort a frappé deux fois. L’horreur se révèle ainsi, et chacun veut relire le livre pour comprendre à quel moment ça a pu arriver, et comment on a pu laisser passer cela. Car nous sommes emportés dans la voiture avec les personnages, nous souffrons de la chaleur, du manque d’eau et de nourriture. Nous sommes à l’affût, nous hurlons avec Donna et frappons Cujo pour protéger Tad. Mais nous sommes aveugles, comme elle, concentrés comme elle, désireux de nous en sortir comme elle. Nous voulons protéger Tad, le sortir de l’histoire et le serrer dans nos bras. J’avais parfois l’impression de partir avec eux. Je pouvais alors prendre Tad contre moi et faire bloc de mon corps. Plutôt mourir que le laisser partir. Et je sentais l’odeur de son shampoing, que j’imaginais à la pomme, et le goût de sa sueur quand je lui embrassais le front. Je voyais entre mes doigts les quelques gâteaux que je devais couper, pour faire durer nos vivres. Malgré tout je n’avais rien vu. Comme Donna, nous, lecteurs, sommes concentrés sur la bête sans voir la mort qui se faufile déjà. Je connais King, et pourtant je n’ai rien vu venir. J’avais les yeux fixés sur le pare-brise, et je hurlais lorsque Cujo se jetait sur la voiture avec toute cette bave, et ce sang. Je sentais la pomme qui flottait dans l’air, et pourtant je n’ai pas vu la mort venir fermer ces petits yeux que j’aimais déjà.

Stephen King réussit l’exploit de plonger ses lecteurs dans un univers confiné, en leur offrant tout les éléments sur un plateau d’argent. Et l’exploit grandit dans cette capacité à nous entraîner vers un élément particulier, sans rien omettre autour, sans rien cacher, mais qui arrive pourtant à nous aveugler sur un point essentiel. Le but que se fixe le lecteur ou la lectrice est de sauver Tad, et pour cela il se concentre sur Cujo et ses actions. Tellement aveuglé par sa mission, il en oublie l’enfant lui-même. On devient des parents, engagés, enragés, pour leurs enfants. Mais on échoue, maladroitement. Malheureusement. J’ai terminé ma lecture avec une boule dans la gorge et les yeux rouges et gonflés. J’écris cet article dans le même état. J’ai encore en tête les aboiements fous du chien que j’aimais, ce soleil de plomb qui me faisait délirer, et cet enfant que je chérissais, mais que je n’ai pas su protégé. Stephen King m’a fait devenir Donna durant un temps donné, que j’ai fait traîner, tant j’avais peur de partir. Je retourne encore parfois dans cette voiture, des auréoles sous les bras et la langue gonflée. J’y retourne par amour d’une plume, d’une histoire, d’un chien et d’un enfant. J’y retourne, car malgré l’horreur, Stephen King s’impose comme un maître incontesté.

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